Ce n’est pas Chernobyl. Mais ce sont bel et bien les mêmes principes du déni qui ont conduit les autorités à minimiser, par un réflexe devenu aussi irritant que la fumée, la toxicité potentielle du nuage de Lubrizol.
Cet incendie d’une usine située dans la vallée encaissée de la Seine à Rouen a été l’objet d’une communication pour le moins discutable. Euphémisme quand il s’agissait de parler de suie et non pas de fumée toxique, tromperie quand il s’agit de se focaliser sur l’absence de toxicité aigue quand on sait que c’est la toxicité chronique qui est problématique, tromperie encore quand la correction rapide de la pollution de l’air est pointée au détriment de la pollution des sols, plus durable.
Lisez cet article de Libé. Il nous rappelle là encore qu’il nous faut rester en éveil citoyen pour combattre les dénis d’état.
Article de Libération publié le 3 oct 2019
Lubrizol, le droit davoir peur.
Il n’y a pas de quoi avoir peur. Voilà la petite musique entêtante que l’on entend depuis l’incendie de jeudi à l’usine Lubrizol de Rouen, dans la bouche des autorités et de certains journalistes. La peur face aux conséquences sanitaires de la catastrophe serait une réaction irrationnelle, alimentée par les fake news des réseaux sociaux. Ecoutons les voix de la raison qui nous disent qu’«il n’y a pas de toxicité aiguë» (dixit le préfet) ou encore que les odeurs «ne sont pas nocives» (dixit le Premier ministre, Edouard Philippe). Soyons rassurés par les prélèvements atmosphériques, qui ne montrent plus de pollution.
Et pourtant, nous avons des raisons de ne plus faire confiance aux autorités sur ces questions. Il y a seulement six mois, l’incendie de la toiture de Notre-Dame a dispersé des centaines de tonnes de plomb dans tout le centre de Paris, et les autorités sont restées largement muettes et passives. Il a fallu des enquêtes de Mediapart et du New York Timespour que les résultats des analyses de pollution dans les cours d’école et de crèche soient révélés, pour que l’on sache le nombre d’enfants avec des plombémies anormales. On continue à en apprendre tous les jours sur l’ampleur de la dissimulation qui a eu lieu.
A Lubrizol aussi, il y a de la dissimulation et de la désinformation. Insister sur l’absence de toxicité aiguë (c’est-à-dire qui entraînerait la mort en quelques jours), c’est une manière habile de ne pas évoquer la toxicité chronique (qui causera des cancers dans quelques mois ou années). Utiliser le vocable familier de «suie», c’est une manière d’euphémiser ce qui a été, en vérité, une véritable marée noire par voie aérienne. Enfin, mettre en avant les prélèvements atmosphériques qui montrent que le niveau de pollution est revenu à la normale, c’est passer sous silence le fait que, la pluie aidant, la pollution est devenue celle des sols et des cultures, et bientôt des nappes phréatiques.
Pourquoi cette loi du silence ? L’histoire nous éclaire. Derrière les paroles apaisantes du préfet de Normandie, il y a la figure du ministre de l’Intérieur de Napoléon, un certain Jean-Antoine Chaptal. Comme l’a montré l’historien Thomas Le Roux, Jean-Antoine Chaptal était à la fois un homme d’Etat et un grand industriel de la chimie. Il est l’auteur du décret de 1810 sur les manufactures incommodes et insalubres – ancêtre des directives Seveso et de la réglementation actuelle -, qu’il a conçu non pas tant pour prémunir la population des risques sanitaires que pour protéger les industriels (lui y compris) des plaintes des riverains. Depuis lors, les préfets, même s’ils ne sont plus capitaines d’industrie, sont censés défendre à la fois l’activité économique et la santé des populations, ce qui est la définition même du conflit d’intérêts.
Oui, il y a des raisons de ne pas faire confiance et d’avoir peur. La justice commence à le reconnaître pour le cas des travailleurs exposés quotidiennement à des conditions de travail dangereuses. En avril et en septembre, la Cour de cassation a rendu deux arrêts d’une importance capitale autour de ce qu’on appelle «le préjudice d’anxiété pour les salariés».Renversant des années de jurisprudence, les juges suprêmes ont reconnu que les travailleurs exposés à des produits dangereux avaient le droit d’avoir peur. Non seulement cette peur est rationnelle, fondée, mais elle mérite également réparation, quel que soit le type d’établissement, quels que soient les produits incriminés, car les salariés ne devraient pas être obligés de vivre dans la peur.
Il devrait en aller de même pour les riverains de sites industriels dangereux. Est-il normal d’avoir la boule au ventre quand on amène ses enfants à l’école, quand on entend un grondement d’orage ou quand on sent une odeur nauséabonde ? C’est tout un système qu’il faut révolutionner aujourd’hui : mise en place d’autorités sanitaires indépendantes, de procureurs indépendants, renforcement des inspections du travail et des installations classées pour la protection de l’environnement, publicité des données, rétablissement des CHSCT dans les entreprises et élargissement de leurs pouvoirs.
Cette révolution ne se fera que par le bas, poussée par les collectifs de travailleurs et de riverains qui informent déjà sur les risques toxiques qu’ils ressentent dans leur chair. Les 14 et 15 novembre, ces collectifs venus de toute la France se réuniront à Givors (métropole de Lyon) à l’invitation des anciens verriers, qui ont été exposés pendant des décennies à des produits toxiques dans leur travail mais aussi dans l’environnement pollué de la Vallée de la chimie lyonnaise, où sont concentrés une quantité exceptionnelle de sites Seveso. Pour conjurer leur propre peur, les verriers ont choisi l’action. Nous devrions tous en faire de même.