Très intéressante enquête du Monde en pays breton. L’histoire est malheureusement banale : une position de pouvoir qui conduit à des viols présumés. Si ces histoires font toujours aussi froid dans le dos, ce n’est pourtant pas ça le plus intéressant dans cette enquête. En effet le journaliste questionne l’éthique de son métier en se demandant s’il doit respecter l’important déni que cette ville a choisi de mettre en place pour lutter contre le traumatisme, ou au contraire contribuer à le casser. Le journaliste reste une semaine, se rend disponible et finit par être contacté par des habitants. Il craint en permanence que la porte du déni lui claque à la figure mais finalement constate qu’il n’en est rien. Ces habitants se comportent comme de vrais lanceurs d’alerte !

Lisez le dernier paragraphe : la parole a repris le dessus, l’élaboration a débuté et on sent à quel point ce village va pouvoir – grâce à cet article – pouvoir enfin commencer de guérir. 

Ci dessous l’article pour les non abonnés (il a été raccourci pour pouvoir être publié ici)

Un virtuose, un bagad et des soupçons de viol : silence de plomb en pays breton

Par Henri Seckel et Nicolas Legendre

Publié le 24 janvier 2020

Six cents personnes dans cette salle. Combien savent ? Le préfet du Morbihan et le député de la 2e circonscription sont excusés, mais toute la bonne société locale a pris place dans les gradins : élus, chefs d’entreprise, directeurs d’école, présidents d’association, gendarmes en uniforme. Dans une heure, on ira déguster du mousseux et des macarons à la framboise offerts par la municipalité. En attendant, le Tout-Auray qui a eu le privilège d’être invité à la salle Athéna, samedi 11 janvier, écoute sagement le maire de cette commune à mi-chemin entre Vannes et Lorient lui présenter ses meilleurs vœux.

Joseph Rochelle égrène les projets menés à bien en 2019 et ceux prévus pour 2020, la gare qui s’agrandit, les halles du centre-ville qu’on rénove. Bonne nouvelle : neuf bornes Wi-Fi publiques ont été déployées l’an dernier. Mauvaise nouvelle : les ruches installées dans le parc de Treulen ont été vandalisées et des dizaines de milliers d’abeilles vont mourir. « C’est un acte inqualifiable. » Le maire lit son texte. Encore une demi-heure avant le mousseuxB

L’écran géant diffuse à présent un long clip qui rappelle, à coups de ralentis et de plans tournés au drone, les hauts faits sportifs et culturels qui ont animé la commune. Entre les treizièmes joutes nautiques du Loch et le soixante-quinzième anniversaire de la libération de la Bretagne, le film met à l’honneur la Kevrenn Alré, l’association de la ville qui chapeaute à la fois le bagad (orchestre de musique traditionnelle, « troupe » en breton), le groupe de danse et une école de musique.

Les projecteurs se rallument pour le clou du spectacle : quarante musiciens sur scène dans un immense vacarme. Le bagad en chair, en os et en binious, mais sans son charismatique penn-soner. Loïc Le Cotillec passe la soirée à 100 kilomètres de là, dans sa cellule de la prison de Vezin-le-Coquet, en banlieue de Rennes. Depuis le 25 octobre 2019, l’homme de 24 ans est en détention provisoire, et mis en examen pour « viols aggravés ». La prestation du bagad et du cercle de danse qui l’accompagne est époustouflante. Tonnerre d’applaudis­sements. Fin de la cérémonie. Mousseux à volonté.M

Quatorze mille habitants dans cette ville. Combien savent ce qui est arrivé au jeune prodige local, entré à la « Kevrenn » quand il avait 12 ans et nommé penn-soner quand il en avait 19 ? Ceux qui étaient au stade du Moustoir, à Lorient, le 2 août 2014, ont encore des frissons quand ils évoquent la performance magistrale de la Kevrenn Alré : premier con­cours comme penn-soner et première victoire pour Loïc Le Cotillec.

Auray aime son ensemble presque septuagénaire et plusieurs fois champion de Bretagne (et donc de France) des bagadoù ; la municipalité chouchoute ses musiciens en leur fournissant locaux et subventions ; la vie de la Kevrenn est fréquemment chroniquée dans les deux quotidiens régionaux et concurrents, Ouest-France et Le Télégramme. Si Loïc Le Cotillec avait été mis en examen pour viols aggravés et incarcéré, on peut imaginer que ça se saurait. De toute façon, dans une ville de 14 000 habitants, tout se sait, non ? Non, manifestement.

Il a fallu demander des nouvelles de Loïc Le Cotillec au procureur de la République de Rennes, qui a immédiatement confirmé qu’« une information judiciaire a été ouverte visant cette personne qui a été mise en examen pour viol aggravé au préjudice de trois victimes et harcèlement ». Les faits auraient été commis entre mai et septembre 2019. « Pour l’une d’entre elles, il a été notamment retenu la circonstance aggravante “par personne ayant autorité” », précise le magistrat, qui ajoute que « trois autres noms de victimes potentielles ont été évoqués lors de l’enquête préliminaire, mais elles n’ont pas donné suite aux convocations de l’enquêteur ou ne souhaitent pas déposer plainte ». Nous n’en apprendrons pas plus.

Les victimes potentielles appartiendraient à au moins une des trois institutions musicales que fréquentait Loïc Le Cotillec. Nous n’en apprendrons pas davantage auprès de Damien Moulin, président de la Kevrenn Alré depuis novembre 2017, joint par téléphone : « Je ferai une réaction le jour où vous sortirez votre article. Je peux juste vous dire qu’on a pris les mesures nécessaires dès qu’on a été informés. J’ai mis fin à la collaboration de M. Le Cotillec, je suis allé faire une déposition à la gendarmerie, et l’association a porté plainte contre lui. »

Enfin, nous n’apprendrons strictement rien auprès de Sonerion, la fédération des ­bagadoù du Morbihan, ni de Sonerion 35, celle d’Ille-et-Vilaine, au sein de laquelle Loïc Le Cotillec donnait quelques heures de cours depuis trois ans : ces deux structures ignoraient tout jusqu’à notre coup de fil. « Les bras m’en tombent, je n’ai eu aucun appel de personne, je ne sais pas quoi dire, j’hallucine un peu », a réagi Leslie Le Gal, la directrice de la première. « C’est vous qui me l’apprenez », nous a dit Bob Haslé, le président de la seconde, qui avait bien reçu une lettre de démission, sans le moindre motif, alors que Loïc Le Cotillec était déjà en prison. Et qui s’empresse de préciser qu’il n’avait « jamais eu de problème » avec le jeune homme ni remarqué « aucun comportement suspect ». Vraiment, Loïc était « une personne charmante, prête à rendre service. Combien de fois des gens m’ont loué ses qualités pédagogiques ! » Dans l’entourage professionnel et musical, on ne comprend pas. « Cette histoire, c’est tout sauf Loïc. »«

Nous accostons le mercredi 8 janvier dans la calme cité médiévale d’Auray. « Auray a un bon chic de bonne petite vieille ville », décrit Flaubert dans Par les champs et par les grèves, après avoir fait escale ici lors d’une traversée de l’ouest de la France en 1847. Ravissante chapelle du XVIIe siècle en guise d’office du tourisme. Maisons du Moyen Age et joli pont à piles triangulaires au port de Saint-Goustan. « Savez-vous pourquoi Loïc Le Cotillec a dû quitter si brusquement le bagad ? » A l’office du tourisme, on ne sait pas. A L’Armoric, bistro phare de Saint-Goustan, on ne sait pas. A L’Antre de Coupe (le coiffeur), on ne sait pas. « Diver­gences sur le plan artistique », croient savoir les uns. « Projets personnels à Rennes », supposent les autres. « Aucune idée », répond la majorité. Auray ne sait pas et, manifestement, ne cherche pas à savoir.S

Alain Lamarre, le libraire du centre-ville (celui qui nous a parlé de Flaubert), nous met au parfum : « Vous savez, ici, c’est une terre démocrate-chrétienne, il faut que ce soit paisible. » Il évoque « une espèce de discrétion morbihannaise ». Puis il lâche trois mots : « Pas de vagues », en traçant devant lui, avec ses deux mains à l’horizontale, la surface d’une mer d’huile imaginaire. Il est l’un de nos rares interlocuteurs à savoir que Loïc Le Cotillec « aurait fait quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire ». Sa femme est une ancienne de la Kevrenn, et elle avait mis le sujet au menu du dîner du réveillon.

Il faut s’aventurer chez les bouquinistes, où l’on trouve toujours plus que ce qu’on était venu dénicher. Au Livre Penseur, par exemple, un peu à l’écart du centre-ville, formidable fatras dont on se demande comment il n’a pas encore enseveli sa sympathique propriétaire. On y entre à tout hasard, en quête d’un hypothétique ouvrage sur l’histoire de la Kevrenn Alré, on en ressort avec le numéro de téléphone d’une ancienne gloire de l’association, qui accepte très vite de nous recevoir chez elle. L’homme qui nous ouvre la porte a le sourire, c’est toujours un plaisir pour lui de causer musique et d’évoquer le passé de la Kevrenn. Le café est servi, la discussion s’engage, passionnante, pendant un quart d’heure.«

On évoque alors Loïc Le Cotillec. Le sourire s’estompe. Un court silence. Il reprend une gorgée de café. « Coupez votre truc. » On éteint le Dictaphone. « Je me suis éloigné de l’association, mais cette affaire est arrivée jusqu’à mes oreilles, explique-t-il. Ça fait du mal à tout le monde. En plus, le papa de Loïc est maire d’une commune voisine [Saint-Philibert], ça fout une merde terrible. » On explique que la Kevrenn refuse de nous recevoir, et qu’on aimerait comprendre pourquoi la nouvelle n’a pas été diffusée. « La situation est malsaine, poursuit notre homme. Il faudrait qu’ils parlent, plutôt que de garder ça pour eux, ça va leur retomber dessus. Auray est une petite ville, il s’est passé quelque chose de grave. C’est dérangeant que l’on ne puisse pas savoir. »

A Auray, la brume du golfe du Mor­bi­han ne s’est toujours pas levée. Un comptoir du centre-ville nous apprend qu’une musicienne de la Kevrenn travaille dans un commerce voisin. Cette dernière explique qu’à l’intérieur même du bagad l’information est restée parcellaire : « On nous a dit les choses sans nous les dire. Je ne sais pas qui sont les victimes, et je ne veux pas le savoir. » Elle précise qu’elle tient à son anonymat. Dans la soirée, l’écran du téléphone s’éclaire : « Damien Moulin (bagad) ». Le président de la Kevrenn. « Je sais que vous avez vu une de nos instrumentistes aujourd’hui. » On est poliment mais instamment prié de laisser ses musiciens tranquilles, et de ne pas venir rôder autour du local où l’ensemble répète.

L’association ne s’exprimera que si la presse évoque les faits. « C’est déjà assez compliqué à gérer comme ça, on ne voit pas l’intérêt d’aller crier ça sur tous les toits », déclare-t-il, en nous renvoyant vers l’avocat de l’association, qui, après une négociation de plusieurs jours, nous transmettra le communiqué envoyé par la direction aux 250 membres de la Kevrenn Alré quelques jours après la découverte des faits. Où l’on constate qu’il était mentionné « un comportement pénalement répréhensible » et « des faits d’une extrême gravité », mais jamais de « viols » ni d’« agressions sexuelles ». Ni le mot victimes.

« Il n’y avait pas encore eu de plaintes déposées à l’époque, il fallait respecter la présomption d’innocence,explique Me Henry Ermeneux, qui conteste tout sentiment de malaise. Je comprends l’impression que l’on pourrait avoir de l’extérieur, mais la Kevrenn n’a vraiment rien à se reprocher, elle a fait tout ce qui était à faire vis-à-vis de l’institution judiciaire. Pour autant, on n’a pas envie que ça jase dans tout Auray, dans tout le Morbihan, dans toute la Bretagne. » Il nous confirme qu’en plus de défendre les intérêts de l’association il est l’avocat d’une des plaignantes victimes de viol et membre de la Kevrenn. Il n’y voit aucun conflit d’intérêts. Depuis trois mois, à l’image de la chouette qui lui sert d’emblème, la Kevrenn Alré vole en silence à travers les turbulences.

Le lendemain, l’écran du téléphone s’allume à nouveau : c’est notre ancienne gloire de la Kevrenn rencontrée la veille qui a deux choses à nous dire. Il réclame d’abord que son nom n’apparaisse pas, puis prononce celui d’un homme qui pourra sans doute nous renseigner. « Il a suivi cette histoire de près. Allez sonner chez lui. Vous verrez, c’est un homme vrai, et un peu sombre. » A l’adresse indiquée, un homme vrai et un peu sombre nous ouvre la porte. Trois minutes plus tard, le café servi, une discussion confuse s’engage avec ce retraité dont on ignore toujours qui il est.

« J’ai vu mon fils arriver à la maison en pleurs un jour, fin septembre. » Son fils joue dans le bagad. Les pleurs, c’est parce que le président de l’association venait de lui apprendre les faits reprochés à son pote Loïc. On n’a pas eu le temps de toucher à notre tasse que le fils en question rentre du boulot. Notre ancienne gloire nous a envoyé au bon endroit, mais on craint que le jeune homme ne nous mette à la porte. Il s’assoit avec nous. Trois mois après le cataclysme, l’atmosphère est « très bonne » au sein du bagad, assure Erwan, qui ne s’appelle pas Erwan, mais qu’on appellera Erwan puisqu’il ne souhaite pas, lui non plus, que son nom soit publié.

« Loïc, c’était notre pote, les victimes, c’étaient nos potes, et on n’a rien vu de tout ça », raconte-t-il. Le choc a été rude. « Je faisais n’importe quoi au boulot, alors je me suis mis en arrêt pendant une semaine. Le week-end suivant, on jouait à la salle Athéna, quinze jours après, on avait un gros fest-noz. Forcément les gens venaient nous demander : “Il est pas là, Loïc ? — Bah…” En plus, on jouait la musique qu’il avait composée… Mais on a tourné la page sur notre pote, sur cette période, sur cette musique. Maintenant, on fonce, c’est la meilleure thérapie pour nous. »

Au bout de quelques minutes, on comprend que la page n’a pas du tout été tournée : « Rien que d’en reparler là, d’un coup, ça fait remonter plein de trucs qu’on essaie de jarter en ce moment. Les victimes ont porté plainte, et elles ont toutes dit : ‘‘Maintenant, on ne veut plus en entendre parler.’’ » Au bout d’une petite heure de conversation, à fleur de peau : « Bon, allez, ça suffit, stop. » Une demi-heure après, ­téléphone, « Damien Moulin (bagad) » : « Je sais que vous avez vu un des musiciens… »

Le bureau du maire est situé au-dessus des halles, qui seront rénovées en 2020, si l’on a bien compris les vœux deux jours plus tôt, et c’est avant de filer à ceux de son homologue de Plouharnel que Joseph Rochelle nous reçoit. Elu en 2018, ce petit homme svelte à lunettes vient d’Ille-et-Vilaine – « mais ma femme est d’Auray » – et se présente comme « l’un des rares défenseurs de la culture bretonne dans ce conseil municipal », ayant notamment mis fin à une anomalie : avant lui, Auray n’accueillait aucun fest-noz.
Bref, le maire adore la culture bretonne, il adore son bagad, et on est persuadé, en entrant dans son bureau, qu’il saura nous rencarder sur la disparition soudaine de Loïc Le Cotillec, d’autant plus qu’il connaît bien son père, François Le Cotillec, qu’il côtoie au moins à chaque réunion de l’intercommunalité. Le maire d’Auray pourrait-il ignorer ce qui est arrivé au fils du maire de Saint-Philibert, à dix minutes de là (par la D28) ? « J’ai effectivement vu que Loïc Le Cotillec était parti rapidement, mais je n’ai pas d’indication sur la nature de ce qui a motivé ce départ. Le bagad poursuit avec un autre penn-soner. J’espère qu’il sera bien classé lors du concours des bagadoù. »
On insiste. Comment donc, le maire de la ville, bretonnant notoire, lui-même danseur à ses heures, ne serait pas au courant ? Il marque un silence, et baisse d’un ton. « Il y a des bruits qui circulent. » Mais encore ? « Les ‘‘on-dit’’ parlent d’agressions sexuelles », poursuit Joseph Rochelle, qui « tombe de l’armoire » lorsqu’on prononce les mots « mis en examen », « viols aggravés », « détention provisoire ». Le voilà qui remonte vite dans l’armoire et s’y enferme à double tour : « La justice est indépendante, il n’y a aucune raison qu’en tant que maire de la ville je sois directement informé. Quelqu’un qui disparaît du jour au lendemain du poste de penn-soner, sans explication, sans rien, ce n’est pas normal. J’imaginais bien que, s’il y avait un tel silence, c’est que quelque chose n’allait pas. Mais je ne voulais pas en rajouter, je n’ai pas voulu intervenir de quelque manière que ce soit pour obtenir des renseignements. »

Il devait tout de même en savoir suffisamment puisque, nous glissera-t-il en nous raccompagnant vers la sortie, il a lui-même fait couper le clip diffusé lors de ses vœux : « Dans la première version, on voyait des gros plans de Loïc Le Cotillec tout le temps. J’ai dit ‘‘ah non !’’, et j’ai demandé au monteur de supprimer des passages. » Joseph Rochelle s’était ému quelques minutes plus tôt en apprenant que Le Monde s’apprêtait, dans un premier article purement factuel, à évoquer le sort de l’ancien penn-soner. « Pour moi, il est hors de question de médiatiser une affaire comme ça, je vois bien tout le dégât que ça peut faire. Au-delà du bagad, la médiatisation va ruiner des années d’efforts à Auray et entacher toute la culture bretonne. Moi, je défends la culture bretonne à fond. Et je pense qu’avec une affaire comme ça la Bretagne va souffrir. »

Le doute nous a alors saisis. A quel prix faut-il informer nos lecteurs, d’Auray ou d’ailleurs, sur ce qui s’est passé au cœur de cette petite ville ? Révéler cette affaire sera-t-il plus néfaste que de la maintenir sous silence ? Après tout, le bagad a congédié son penn-soner quand il a eu vent des faits ; Loïc Le Cotillec est entre quatre murs et les mains de la justice ; un procès aura lieu dans un an ou deux ; les victimes présumées ont porté plainte, et ne souhaitent manifestement pas s’exprimer.

D’un autre côté, révéler l’affaire en nommant clairement les choses serait peut-être de nature à encourager la parole d’éventuelles victimes qui, jusqu’alors, n’auraient pas osé se manifester de peur d’être celles qui briseront le silence ? « La question est légitime, je me la suis posée, répond Me Ermeneux. C’était pour moi la seule raison qui aurait pu justifier que la Kevrenn s’explique publiquement. Mais il s’avère que les enquêteurs peuvent identifier toutes les personnes concernées par cette affaire sans qu’on ait recours aux médias. »

La publication d’un premier article sur le site Internet du Monde est prévue mardi 14 janvier. Frédéric Birrien, l’avocat de Loïc Le Cotillec, nous propose de rencontrer ses parents avant, et prévient qu’il assistera à la conversation par l’intermédiaire d’un téléphone sur haut-parleur. En route pour Saint-Philibert. Le couple est évidemment défait. « Le monde est cruel, et vous, en tant que journaliste, vous l’êtes aussi. » Les habitants du pays d’Auray ne le sont pas. « Les gens ne jugent pas, ici », dit la mère. « Ici, les gens sont discrets, dit le maire, et on est très solidaires les uns les autres. Personne n’est venu nous en parler. »

Les mots des parents s’entremêlent quand ils évoquent leur fils. « C’est quelqu’un d’intelligent, et de fort ­gentil, dit le père.
— Il n’est pas méchant, dit-elle.
— Jamais on n’aurait pu penser que…
— Il a été plongé trop jeune dans un monde d’adultes. Il a commencé tôt la musique, très tôt, trop tôt.
— Il était doué, très doué.
— Il était discret, il ne nous disait rien. Si on avait su…
— Il composait tout lui-même. »

Tous deux évoquent la pression « énorme » liée au poste de penn-soner, et le quotidien surchargé de leur fils. « La musique, c’était sa vie. Il n’a pas eu de vacances ni de week-ends depuis sept ans », entre le bagad, les études et l’enseignement. Frédéric Birrien raccroche. Le père nous verse un verre de jus d’orange. « Loïc voulait arrêter la Kevrenn Alré depuis un an. Il avait l’impression de gâcher sa vie de jeune adulte, il avait envie de faire un break. »

Certains proches avaient bien perçu chez lui une forme de mal-être. La suite qu’il avait composée pour son dernier concours de Brest, l’an passé, était ponctuée par le récit d’un poème mélancolique de Xavier Grall, Marais de Yeun Elez, décrivant un homme se laissant aspirer par cette lande que la légende locale désigne comme la porte de l’enfer. « Je partirai sans maudire rien, muet, inutile, sans paupières, dans l’inutilité des tourbes/Plaisirs mauvais qui me crucifient, c’est fini, je m’en vais aux marais, traînant ma plainte et ma légende. »

Après les parents, il reste à rencontrer les confrères de la presse locale, autant pour les prévenir que l’article du Monde va sortir que pour comprendre leur inexplicable mutisme sur l’affaire : moins de 200 mètres séparent leurs deux rédactions du local de la Kevrenn. En tendant l’oreille, on entendrait presque le son des bombardes qui s’échappe de la bâtisse mal isolée.

« Quand Loïc est parti, on a su qu’il y avait des soupçons d’agressions sexuelles, explique le confrère du Télégramme, mais on n’a pas donné l’info parce qu’il n’y avait pas de plaintes. Comme on n’a jamais eu vent de plaintes par la suite, on s’est dit qu’ils avaient réglé ça en interne. » « Une information en chassant une autre, je n’ai pas relancé le truc, confesse la consœur de Ouest-France. De toute façon, dès qu’on touche à une entité locale, c’est difficile d’avoir des infos. »

Mardi 14 janvier au soir, Le Monde publie sur son site Internet : « Un virtuose de la musique bretonne mis en examen pour viols ». Une demi-heure plus tard, Le Télé­gramme embraye (sans nous citer) : « L’ancien penn-soner du bagad d’Auray mis en examen pour viol ». Le lendemain, l’info figure sur les affichettes des maisons de la presse alréennes. Le surlendemain, en une du Télé­gramme, ce titre trompeur : « Viols : “Tout le monde était au courant dans le milieu” ».

Ouest-France, fidèle à sa charte des faits divers (« dire sans nuire, montrer sans choquer »), se contente d’un feuillet discret en page 6. Pas de Loïc Le Cotillec dans le titre ni dans le chapeau. Il faut attendre le deuxième paragraphe pour lire le nom du penn-soner. France 3 Bretagne, France Bleu Morbihan et plusieurs médias nationaux ont repris l’info. En ville, les comptoirs s’étonnent, s’offusquent, s’exclament : « Tu te rends compte, le fils du maire de Saint-Philibert ! »
La Kevrenn publie enfin un communiqué, retraçant la chronologie – découverte des faits le 22 septembre, démission de Loïc Le Cotillec le 27 – et justifiant son silence : « Nous avons collectivement fait le choix, assumé, de rester discrets pour ne pas exposer les victimes, mais aussi pour permettre à l’enquête et à la justice de faire leur œuvre. » « Il n’y a pas eu d’omerta, c’est juste que les gens étaient hyper gênés, appuie Erwan, avec qui l’on était resté en contact. On était beaucoup à penser qu’il fallait en parler, mais on ne savait pas comment faire. Et puis on avait pris tellement cher en apprenant la nouvelle qu’à un moment ça nous avait fait du bien de ne plus en parler. »

L’avocat de Loïc Le Cotillec, lui, amorce une ligne de défense en déclarant dans la presse que les présumées victimes étaient des « petites amies ». Sur le quai de la gare d’Auray, la question reste la même que lorsqu’on y a posé le pied dix jours plus tôt : à partir de quand quitte-t-on le domaine du silence embarrassé et maladroit pour entrer dans celui de la rétention d’informations organisée ? Difficile d’affirmer que la Kevrenn Alré n’a rien à se reprocher dans la gestion de toute cette affaire. Difficile d’affirmer le contraire. On ne sait toujours pas comment l’information a fini par remonter à la surface fin septembre, cinq mois après le début des faits. D’ailleurs, on ne peut même pas certifier que toutes les plaignantes évoluent au sein de la Kevrenn.

On peut simplement constater qu’on a passé dix jours à Auray, que tout le monde savait qu’on était là, et qu’aucun proche des victimes n’est venu pointer la responsabilité de la Kevrenn. Avant de quitter la Bretagne, on a appelé une dernière fois Erwan : « Ça va bien aujourd’hui. On s’est réunis pour rédiger le communiqué qu’on a balancé sur Facebook. On était contents de tous se retrouver pour discuter des événements. Moi, ça me fait du bien d’en parler, c’est un soulagement que cette affaire soit sortie, finalement. Maintenant que c’est passé, je ne dirais pas que vous nous avez fait chier, c’est juste que ça a été brusque. Et finalement, le fait que vous ayez été là, c’est aussi une bonne chose pour la suite de l’enquête. Des langues commencent à se délier. Quelqu’un a envoyé un message à l’association disant qu’il connaissait une fille qui n’avait pas osé parler jusqu’à présent et qui allait le faire. »