Dans cet article sont bien exposés ce que les dirigeants de France Telecom ont dénié jusqu’à ce que des suicides provoquent une levée brutale de ce déni.
Aveuglés par leur position de premier de cordée consistant à mener à marche forcée l’évolution de l’entreprise, qu’ils appellent dans un euphémisme répétitif « transformation », les dirigeants ont oublié ce qui faisait entreprise. En l’occurrence, comme dans le CHU ou je travaille, l’importance de l’équipe, du groupe social mais aussi l’attachement à des valeurs d’entreprise. A France Télécom elles avaient entre autre permis à une cordée de hisser chacun plus haut qu’il ne l’aurait pu seul.
Les employés n’auraient pas compris la transformation ? Je pense surtout que les premiers de cordée n’ont pas compris que hisser ne consiste pas à décrocher la cordée pour se retrouver seul.
Seul dans le prétoire en l’occurrence.
Pour ceux qui n’ont pas l’abonnement au Monde, voici l’article ci-dessous.
Procès France Télécom : les premiers de cordée et les autres
Par Pascale Robert-Diard, le 25 mai 2019
Les débats devant le tribunal correctionnel de Paris sur les méthodes de gestion de l’entreprise, et la souffrance qu’elles ont engendrée chez les salariés, offrent un miroir de l’actualité.
En trois semaines d’audience, il s’est déjà dit beaucoup de choses au procès France Télécom. Il en reste sept. Aux trois juges du tribunal correctionnel de Paris il reviendra de déterminer ce qui, dans la montagne de pièces débattues jour après jour, est susceptible de constituer ou non le délit de harcèlement moral reproché aux sept anciens dirigeants et à l’entreprise elle-même, poursuivie en qualité de personne morale. Il leur incombera aussi la charge d’examiner au cas par cas la situation des trente-neuf personnes reconnues victimes dans ce dossier – dont dix-neuf se sont donné la mort entre 2007 et 2010.
Mais cette audience ne présente pas seulement un intérêt judiciaire. Elle offre un singulier miroir à l’actualité politique et sociale nationale.
Les premiers mots prononcés par Didier Lombard, le 7 mai, ont été pour les victimes et leurs familles. Dans une déclaration préalablement écrite, il a exprimé « le profond chagrin qui demeure et demeurera à tout jamais le [sien] pour ceux qui n’ont pas supporté la transformation ». Mais passé ce moment d’émotion, chacune de ses interventions témoigne, depuis, de son incompréhension à être assis sur le banc des prévenus. « Le phénomène médiatique de l’été 2009 – ainsi désigne-t-il l’acmé de la crise sociale à France Télécom – a détruit le succès de la transformation », a-t-il déclaré.
Didier Lombard est celui qui, après les erreurs d’investissement ou l’attentisme de certains de ses prédécesseurs, a « sauvé une entreprise au bord de la faillite » par sa vision stratégique et industrielle, et il n’admet pas que ce mérite soit éclipsé.
Cité à la barre des témoins, Jean-Claude Delgenès, le président du cabinet Technologia, qui a rendu, en 2009, un rapport accablant sur le malaise à France Télécom, a résumé d’une phrase ce qui était, selon lui, l’état d’esprit des dirigeants de l’époque face aux salariés de l’entreprise : « Il n’existe pas de sujet en désaccord. Il n’existe que des sujets qui n’ont pas encore été compris. »
Rapport intime avec l’entreprise
Parties civiles au procès – et plus unies aujourd’hui qu’elles ne l’étaient hier –, toutes les organisations syndicales dénoncent le manque d’écoute qu’elles ont rencontré. « Il y a eu un déni, une véritable hostilité face aux lanceurs d’alerte », a affirmé Patrick Ackermann, le délégué du syndicat Sud-PTT qui a signé la première plainte déposée contre la direction le 14 septembre 2009, mettant en cause « des méthodes de gestion d’une extraordinaire brutalité. »
En écho, une médecin du travail a raconté comment, alors qu’elle avait tenté à plusieurs reprises d’alerter sa hiérarchie sur la souffrance des salariés à laquelle elle était confrontée dans son cabinet, s’était entendu répondre : « Mais, docteur, vous les écoutez trop ! » Face aux « premiers de cordée » qui revendiquaient la transformation à marche forcée de l’entreprise, l’hypercentralisation et la verticalité du pouvoir, les « corps intermédiaires », qui s’étaient sentis rejetés, tiennent leur revanche.
Au fil des dépositions des témoins et des interrogatoires des prévenus apparaît une autre dimension de ce procès : le rapport intime, presque charnel, que la majorité des salariés entretenaient avec ce monument national qu’était leur entreprise. « Une mère poule qui récupère les gens, y compris en créant des emplois artificiels là où il n’y en a pas besoin », avait dit Didier Lombard devant les cadres dirigeants de France Télécom réunis en convention en octobre 2006 à Paris, « une sorte de communauté dans laquelle les gens restaient vingt ans, partageaient tout, la vie professionnelle et la vie privée », a-t-il insisté le 21 mai à l’audience.
« Une entreprise qui a permis à beaucoup de gens comme moi qui venaient de la province de prendre l’ascenseur social », a corrigé Patrick Ackermann, qui n’avait pas le bac lorsqu’il y est entré, à l’âge de 20 ans. Marie-Pierre Bugeaud, veuve d’un salarié qui s’est suicidé en 2006, a eu les mêmes mots : « Mon mari venait d’un milieu modeste. Il chérissait plus que tout cette entreprise qui lui avait permis d’évoluer. » Jusqu’au jour où, comme d’autres, il a pensé ne « plus avoir les épaules assez larges » pour suivre la transformation et a eu le sentiment d’être laissé au bord du chemin.
« Indicateur de la destruction du monde social »
Face à la mutation de France Télécom, contrainte d’abandonner son statut de service public pour devenir une entreprise concurrentielle, le rapport Technologia témoigne d’une chute de la fierté d’appartenance de ses salariés, passée au mitan des années 2000 de 95 % à 39 %. Les souffrances ont d’abord été silencieuses. Puis elles ont été criées, exprimées comme la cause directe des suicides de certains salariés, et c’est alors seulement qu’elles ont été entendues.
Quand le cabinet Technologia a été missionné par la direction et les syndicats pour lancer un questionnaire sur les conditions de travail chez France Télécom, il a reçu en quelques semaines 80 000 réponses sur 120 000 salariés. « C’était un peu comme si on avait soulevé le couvercle d’une marmite », a observé Jean-Claude Delgenès à propos de cet autre « grand débat ». Pour le psychiatre Christophe Dejours, entendu lui aussi à la barre des témoins, la gravité de la crise traversée par cette entreprise doit être comprise comme « un indicateur de la destruction du monde social ». Il a ajouté : « Les gens ne demandaient pas seulement à être soignés. Ils voulaient que quelque chose change. »