Richard Virenque est un génie méconnu. Le déni c’est effectivement à l’insu de son plein gré. Le dopage est en effet avant tout une affaire de déni. Ses auteurs ou ceux qui l’organisent ne réalisent pas ce qu’ils font. La preuve ? Dans cet article de Libé, on lit avec  stupeur que Alberto Salazar, entraineur en chef d’un groupe d’athlète pour Nike, a testé un gel de testostérone sur ses enfants pour identifier le seuil de détectabilité ! Impossible de ne pas y voir l’inconscience du risque pris.

Mais le déni est boosté à la sauce libérale de Nike. Son patron y semble impliqué. Son discours a imprégné jusqu’à l’aveuglement cet entraîneur: culture du risque, optimisation de la performance, dépression post carrière sportive traité au prozac…

Pas besoin d’avoir un diplôme en déni pour voir que quelque chose ne tourne plus rond et que cette fuite en avant du dopage nous fait oublier l’essentiel des valeurs véhiculées par le sport. Le travail pour s’améliorer. Une valeur vertueuse pourtant promue par le libéralisme, mais finalement détournée. Valeur par ailleurs absolument pas rejetée par d’autres systèmes socio-économiques contrairement à la caricature qui en est souvent faite. Un modèle alternatif donc, qui lui, ne cache pas à ses acteurs la contre-partie du travail. Cette valeur est en effet partagée par l’adversaire et on doit donc accepter à l’avance son éventuelle victoire. Une victoire d’ailleurs sans importance, du moment qu’on a donné le meilleur sans avoir triché avec soi-même.

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Dopage dans l’athlé : Nike l’air de rien

L’histoire des groupes d’entraînement, généralement fédérés autour d’un coach charismatique, est indissociable de celle de l’athlétisme contemporain. Le Nike Oregon Project (NOP), qui se distingue parmi eux pour avoir été créé par une société privée, se trouve depuis mardi au centre d’une affaire de dopage. Et forcément, l’équipementier, en la personne de son PDG, Mark Parker, est éclaboussé. Au terme d’une longue enquête de l’Agence américaine antidopage (Usada), Alberto Salazar, entraîneur en chef du NOP, et le médecin Jeffrey Brown ont été suspendus quatre ans pour «organisation et incitation à une conduite dopante interdite». Et les doutes s’accumulent sur Parker, concernant son degré de connaissance des agissements de l’entraîneur. Retour sur un énième épisode de la saga du dopage dans l’athlétisme.

Qui est Alberto Salazar ?

Américain d’origine cubaine, Salazar, 61 ans, est un marathonien à succès des années 80 (trois fois vainqueur du marathon de New York, une fois de celui de Boston). Il a également été champion des Etats-Unis du 10 000 m. Auparavant, étudiant à l’université de l’Oregon, il expérimente différents procédés et produits pour améliorer ses performances : entraînement avec un masque contenant des cristaux chimiques absorbant l’oxygène pour recréer les conditions d’une course en altitude ; utilisation de diméthylsulfoxyde, employé contre l’inflammation chez les chevaux de race, pour aider ses muscles à mieux récupérer…

Son mantra : «Si vous voulez atteindre un objectif élevé, vous allez devoir prendre des risques.» Athlète, on le surnomme «M. Persistance» pour sa propension à aller au bout de ses limites, jusqu’à flirter avec la mort, comme en ce jour de 1978 où, à l’arrivée d’une course d’endurance, sa température corporelle atteint 42,2 °C. Le médecin appelle le prêtre pour les derniers sacrements. C’est prématuré.

Son corps martyrisé déclare stop en 1988, lorsqu’il rate la qualification pour le marathon des JO de Séoul. Il traite sa dépression post-carrière (classique chez les sportifs) au Prozac, un traitement qui rebooste son moral. L’homme qui déclare se soigner à la testostérone se décide alors à reprendre le chemin des stades comme coach.

Depuis six ans, il est le maître à penser du Nike Oregon Project, un groupe d’entraînement de très haut niveau basé dans l’Etat éponyme du nord-ouest des Etats-Unis, qui cumule les succès en fond et demi-fond. L’un des meilleurs athlètes de la décennie, la superstar britannique Mo Farah, est le plus célèbre membre du groupe : durant son passage, entre 2011 et 2017, il a réalisé deux fois le doublé olympique (5 000 m et 10 000 m, à Londres en 2012 et à Rio en 2016) et glané six titres de champion du monde sur ses distances de prédilection. La réussite de Farah a valu à Salazar le prix d’entraîneur de l’année 2013, décerné par la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF). Salazar a également coaché les Américains Galen Rupp (double médaillé olympique sur 10 000 m et marathon) et Matthew Centrowitz (champion olympique du 1 500 m en 2016).

Cela fait plusieurs années que les méthodes de Salazar interrogent. Dans une enquête de la BBC diffusée en juin 2015, deux anciens coureurs affirment que Salazar leur a donné de la testostérone (anabolisant) et de la prednisone (corticostéroïde). L’entraîneur avait refusé d’être interviewé et avait démenti toutes les informations du reportage. Aucun athlète qu’il a entraîné n’a jamais été contrôlé positif.

Que lui est-il reproché ?

Injections trop importantes d’acides aminés (qui favorisent la combustion des graisses), expériences avec de la testostérone, documents médicaux falsifiés… L’Usada assure avoir rassemblé de nombreuses preuves, « des témoignages, des messages électroniques et des bulletins médicaux». Mercredi, le patron de l’agence antidopage américaine, Travis Tygart, a déclaré que les athlètes de Salazar étaient «des animaux de laboratoire» : «Vous devez comprendre, ils n’avaient aucune idée de ce qu’on leur faisait, de ce qu’on leur donnait. Ils ignoraient les dosages, si c’était autorisé ou interdit», a-t-il insisté dans une interview diffusée par la chaîne allemande ZDF (1).

«Alberto Salazar a fait des expériences illégales», détaille ensuite Tygart : «Il a testé la testostérone sans prescription médicale sur ses propres fils et a considéré cela comme une expérience scientifique dont il a fait un compte rendu. Il l’a fait en secret, pour voir s’il pouvait contourner les règles antidopage. […] Il voulait voir quelle quantité de crème de testostérone on pouvait mettre sur la peau d’une personne sans dépasser le seuil et déclencher un contrôle antidopage positif. Cela ressort de mails entre Alberto Salazar, le docteur Brown et de hauts responsables du projet Nike.»

Naturellement présente chez l’homme (elle joue un rôle clé dans l’activité sexuelle), la testostérone est un classique de la pharmacopée des dopeurs et dopés. Elle est le couteau suisse de la performance médicalement assistée : psychostimulant qui agit sur la motivation, elle augmente également la masse musculaire et favorise la résistance.

Comment a-t-il réagi ?

«Je suis choqué par la décision, s’est-il défendu mardi dans un communiqué dans lequel il annonce qu’il va faire appel de sa suspension. Durant les six années d’enquête, mes athlètes et moi avons enduré un traitement injuste, non éthique et dommageable de la part de l’Usada. Le Projet Oregon n’a jamais permis ni ne permettra jamais de pratique dopante.» Pour sa défense, Salazar a repris une des conclusions de l’Usada : «Le défendeur n’apparaît pas avoir été motivé par l’intention de commettre les violations de règles constatées par le comité.» L’entraîneur a en revanche omis de mentionner la suite : «Malheureusement, son désir a obscurci son jugement par rapport au respect de la règle.»

Nike est-il mis en cause ?

Le nom de Mark Parker, PDG de l’équipementier, apparaît dans l’enquête de l’Usada. Il en ressort que le dirigeant était en copie de plusieurs courriers électroniques l’informant de l’avancée des recherches de Salazar. Dans un mail de 2011, ce dernier explique avoir injecté à l’un des entraîneurs du Nike Oregon Project, pour un test, un litre d’un mélange d’acides aminés et de dextrose (glucose), une dose nettement supérieure aux règles de l’Agence mondiale antidopage.

Deux ans plus tôt, dans un autre courrier à Parker, le docteur Jeffrey Brown évoque des expériences menées avec de la testostérone sous forme de gel. La réponse du patron de Nike suggère qu’il ne pouvait pas ne pas savoir que le produit était suspect : «Il serait intéressant de déterminer la quantité minimale d’hormone masculine requise pour déclencher un test positif», écrit-il. Dans une réaction transmise au Wall Street Journal, Nike explique que «Mark Parker n’avait aucune raison de croire que le test ne suivait pas les règles, dans la mesure où un médecin y participait». Se disant «horrifié» et «choqué», le PDG lui-même est monté au créneau : «Nike n’a pas pris part à une quelconque initiative destinée à doper systématiquement les athlètes», assure-t-il dans une lettre aux salariés. Penser le contraire est une «idée qui [me] rend malade».

Interrogé sur la responsabilité de Nike, Tygart a été clair : «J’espère que Nike va prendre ça comme un « wake-up call » [un «appel à réagir», ndlr]. Ils n’ont plus le droit de trouver d’excuses, ils doivent admettre que des expériences ont été réalisées sur des athlètes en leur nom et dans leur centre d’entraînement.»

«L’histoire de Nike est pleine d’exemples de soutien à des [sportifs] dopés, à des fédérations favorisant le dopage,a lancé mardi, depuis son compte Twitter, l’ancienne coureuse de fond américaine Lauren Fleshman, sponsorisée par la marque à la virgule durant plus de neuf ans, jusqu’en 2012. Ils font semblant de ne rien voir, même quand il est clair qu’il y a quelque chose de pourri.» L’équipementier, qui pèse 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires, a apporté son soutien à Alberto Salazar. Comme il avait soutenu Lance Armstrong quelques jours avant de le lâcher, et comme il avait maintenu sa confiance à la joueuse de tennis Maria Sharapova, convaincue de dopage en 2016.

Qu’en pense le monde de l’athlétisme ?

L’ombre de Salazar plane sur le Khalifa Stadium de Doha, où se déroulent actuellement les championnats du monde. A l’annonce de sa suspension, son accréditation lui a été retirée. Mais son nom reste sur toutes les lèvres. En salle de conférence de presse, les médaillés américains le reçoivent en pleine figure. Les plus éloignés du sujet l’écartent d’un seul geste. «Ces affaires ne me regardent pas», a abrégé Sam Kendricks, champion du monde de saut à la perche. «Je ne sais pas trop quoi dire, je connais mal le dossier», a plaidé Noah Lyles, médaille d’or du 200 m. Pour Donavan Brazier, l’exercice d’esquive est plus délicat. Sacré sur 800 m, au terme d’un dernier tour irréel, l’Américain appartient à l’usine à champions de Salazar. Mais l’athlète nie toute relation directe avec le banni. «Je crois que l’enquête a commencé alors que je n’étais encore qu’au lycée. Depuis le départ, je n’ai été en contact qu’avec Pete Julian [un autre coach du groupe, ndlr]. J’ignorais tout de cette affaire. Je l’ai apprise ce matin au réveil.»

Les fédérations concernées prennent aussi leurs distances avec le coach. Les Néerlandais ont fait savoir que la championne du monde du 10 000 m, Sifan Hassan, également pensionnaire du Nike Oregon Project, serait accompagnée par leur entraîneur en chef, Charles van Commenee, jusqu’à la fin des Mondiaux. Les Britanniques ont suggéré qu’ils lanceraient une enquête pour mesurer l’influence réelle de Salazar sur la carrière de leurs athlètes, dont Mo Farah. L’Usada a précisé qu’aucun des sportifs d’Alberto Salazar présents à Doha n’était suspecté. Sebastian Coe, le président de l’IAAF, reste droit dans ses bottes. «L’affaire Salazar ne fait pas dérailler les Mondiaux», affirme-t-il. Les prochains championnats du monde, en 2021, seront organisés dans l’Oregon, fief de Nike…

(1) Une autre chaîne allemande, l’ARD, réputée pour ses enquêtes sur le dopage, met en cause le marathonien français Morhad Amdouni.