20 avril 2020. Ipad pour Ehpad
Les maisons de retraite (pourquoi avoir abandonné cette belle appellation au profit d’ehpad, un acronyme affreux ?) sont fermées depuis plus d’un mois. Il y’a quelques jours, par un bel après midi de confinement, je pars courir dans mon quartier et rencontre une amie qui se promène. C’est les larmes aux yeux qu’elle évoque alors avec moi le sort de son père littéralement enfermé dans sa maison de retraite, ne pouvant pas communiquer par écran interposé – fut-il l’écran joliment dessiné d’un Ipad – car il présente quelques troubles cognitifs. A la télévision ou à la radio ces derniers jours, il est devenu banal d’entendre des spécialistes témoigner de l’importance de la rencontre réelle avec nos aïeux, surtout ceux qui ne communiquent plus aussi facilement par la parole. Du toucher, une présence, un regard, tout ce dont cette crise nous prive depuis quelques semaines. Culpabilité et impuissance se mêlent chez cette amie à qui je propose d’intervenir auprès du directeur. Une intervention – lui dis-je – qui se voudrait constructive, sans donner de leçon, mais simplement pour témoigner que dans mon service, nous venons de résister aux injonctions administratives de fermeture. Mais cette amie ne le souhaite pas, alors je n’insiste pas. Il est vrai que la culpabilité d’introduire dans la maison de retraite un cluster pèse encore plus lourd que tout le reste.
Cette rencontre tombe on ne peut mieux. Si j’ai cité l’exemple de notre service, j’ai déjà raconté à quel point cela avait été difficile d’obtenir cette réouverture. L’administration – l’Agence Régionale de Santé en l’occurrence – déjà pesante en temps habituel, à travers ses normes sans cesse évolutives, ses certifications, ses démarches qualité, se trouve légitimé par une crise de cette ampleur. Elle y trouve même la justification de son existence. Malheureusement, ces injonctions rencontrent un écho chez certains membres du corps médical. Je parlerais même d’une certaine fascination morbide, une complaisance à abandonner tout ce qui fait de notre métier sa dimension humaine au profit des habits du médecin-guerrier, du médecin militaire qui trie, taille, sans faire de sentiments accusés de troubler son jugement si précieux en temps de guerre-pandémie. Je ne suis pas tout à fait exempt de ces sentiments mais le débat existe en moi.
J’apprends que ce débat existe jusqu’au conseil scientifique du Président de la République. Un de ses membres que je connais bien car il s’agit d’un collègue et ami au CHU, me le rapporte. Il m’a aidé à faire accepter la réouverture des visites en cellule de crise du CHU auxquelles il participe également. Il me confie que nos discussions, les exemples concrets que je lui ai donnés, ont nourri sa prise de parole lors des réunions nationales du conseil scientifique. Celui-ci n’est pas composé majoritairement de cliniciens. De plus, il est en grande partie composé de parisiens et la situation en région, moins tendue qu’à Paris ou dans l’Est doit être prise en compte. Je ne sais si c’est vrai – mais je n’ai aucune raison de douter a priori de la sincérité des propos de ce collègue – mais cette question a éveillé l’attention non seulement d’une éminente collègue anthropologue du conseil scientifique mais également du Président lui même qui y voit une particularité de l’approche française face à la politique – souvent caricaturale – du principe de précaution à l’anglo-saxonne (rappelons nous du traitement de la crise de la vache folle et des milliers d’animaux abattus sans distinction à l’époque). Il demande aux membres du conseil scientifique de défendre cette position de réouverture raisonnée, à des fins d’acceptabilité politique de se choix.
C’est une drôle d’impression, tout à fait typique de ce moment de crise incroyable, que me procure ce relatif rapprochement entre mon action et l’avis d’un personnage tel que le Président. Nous décidons alors, quitte à toucher une institution, à en toucher une seconde. J’écris immédiatement – encore un we qui saute – une tribune pour la soumettre au Monde. Dans ces lignes, le chapitre « proches » de ces écrits est encore tout frais. Je m’en inspire. Ne voulant pas tirer la couverture à moi, et soucieux de mettre en avant ma société savante (la SRLF Société de Réanimation de Langue Française)- c’est finalement notre culture commune que je défends là – je contacte d’abord son représentant. Mais ce we là, la SRLF est bien occupée par ses déboires avec sa société cousine, la SFAR (Société Française d’Anesthésie Réanimation) et il ne peut engager la signature de la société en aussi peu de temps. Je contacte alors quelques uns des collègues les plus engagés sur le front des proches, collègues éminents qui ont participé à l’aculturation éthique des réanimateurs. Ils acceptent de cosigner la tribune et je complète par la signature du membre – ami et collègue – du conseil scientifique. La tribune sera acceptée le lundi et postée le même jour qu’une autre tribune écrite par les réanimateurs de l’hôpital Beaujon à Paris qui rapportent la même expérience que nous.
Dans la même visée, mon collègue du conseil scientifique m’engage à proposer une traduction de cette tribune dans une grande revue anglo-saxonne. L’un des cosignataires, ami depuis 20 ans, est le fils d’un interprète anglais à la retraite, et nous parvenons à proposer une version au Lancet dans la journée du mardi. Refusée, elle sera finalement acceptée dans une version en ligne uniquement par le British Medical Journal.
Les derniers mots de cette tribune ont été écrits en pensant à cette amie et à tous ceux qui ont décrit l’horreur de l’enfermement des lieux de soins aux plus fragiles : « La question des visites en Ehpad est débattue en ce moment et une première ouverture vient d’être décidée par le gouvernement. De notre poste d’observation hospitalier, nous posons donc la question du retour, dans des conditions matérielles et humaines adaptées et réfléchies, mais urgentes, d’une visite des familles et des proches dans tous les lieux de soin ».