12 avril 2020. Après

L’après crise se profile déjà. Et une crainte m’ennuie depuis quelques jours. Ça paraît peut-être un petit peu tôt parce qu’on est encore en plein confinement et que l’épidémie est assez active dans certains territoires ou risque de repartir dans d’autres. Mais on sait comment fonctionne le cerveau humain. Il essaye de prévoir la suite. La suite c’est le déconfinement et on n’a compris que depuis quelques jours qu’il durerait plusieurs mois. Tant que la population n’est pas immunisée à 50 %, le virus continuera de circuler. Les services de réanimation et notamment le mien qui est en première ligne devront prolonger le 800 m actuel (j’ai choisi cette distance car c’est selon les athlètes la course la plus dure) en semi marathon.

Mais il y a une autre angoisse plus difficile à partager parce qu’elle se profile un peu plus loin. Le vrai post-crise, pour nous, c’est ce qui concerne notre système de santé. Peut-être même, pas que pour nous, le modèle de société dans lequel nous voulons vivre. Ces derniers jours nous avons tous eu vent du lapsus de ce directeur de l’agence régionale de santé de la région de France la plus touchée par l’épidémie. Il a déclaré qu’il reprendrait le plan de restructuration des hôpitaux là où il en était avant la crise. Un document qui m’arrive par un fil professionnel m’indique maintenant que c’est au tour de la caisse des dépôts et consignations d’apporter à Emmanuel Macron son analyse. On y retrouve à peu près tous les ingrédients qui minent l’hôpital depuis plus de 10 ans. Ce n’est pas l’objet de ces lignes d’y revenir. Cependant, avant cette épidémie, une autre lutte occupait un certain nombre d’entre nous. C’est une lutte difficile pour les hôpitaux publics, qui a connu son apogée le 14 novembre dernier à Paris quand, pour une fois, nous étions de nombreux soignants à défiler. À la discrétion voir la solitude des défilés bordelais, venait se substituer un énorme bain de foule. Ça m’avait fait beaucoup de bien de sentir une solidarité de tous les personnels des hôpitaux. Une grande joie, dont je m’étonnais moi même, sauf à  comprendre ce qu’elle révélait de mes attentes profondes. Et de leur frustration dans un quotidien où des collègues – les mêmes qui sont si bravement engagés contre l’épidémie – continuent à composer avec la direction au sein d’instances consensuelles. Avec un copain, nous avons monté un comité inter hôpitaux bordelais. Nous avons organisés une dizaine d’assemblées générales. A chaque fois moins de participants. Nous avons pourtant tracté dans l’hôpital.  Mais nous avons bien vu, malgré la sympathie inspirée par notre mouvement apolitique et asyndical, les regards hésitants et les pas accélérés de nos collègues à notre rencontre. Cela ne préjugeait pas d’un avenir très révolutionnaire pour l’hôpital public. 

Mais, comment s’imaginer alors que cette crise allait révéler toute l’ampleur de nos carences et toute notre force à les dépasser ? Comment ne pas craindre, comme c’est mon cas actuellement, qu’à ce déni présent dans les rangs mêmes du personnel hospitalier, réponde un déni d’une autre ampleur, celui de la population. Les amis, les connaissances sont là, très présents en ce moment. On le perçoit à travers les applaudissements, on le perçoit à travers l’intérêt qu’ils portent à nos combats quotidiens contre le virus et leurs encouragements nous sont absolument essentiels. Etant habitué à taire les aspects difficiles du métier, j’ai apprécié leur bienveillance et leur ouverture d’esprit. Indépendant d’habitude, je ne croyais pas qu’au cours de ces semaines difficiles, j’aurais eu autant besoin de ce soutien. 

Ce que je crains dorénavant, ce que je pressens même, c’est que chacun retourne à sa vie – et quoi de plus normal -,  et que les regards sur l’hôpital et sur le lien social qu’il symbolise redeviennent hésitants. C’est peut-être là que se profilera notre réel – bien qu’intime – effondrement. 

Passager j’espère.