19 mars 2020. Confinement
Le confinement du moment pour les professionnels de santé à l’hôpital n’est pas le même que celui de la population. Nous nous en rendons compte au moment précis de notre sortie de l’hôpital. Nous venons de vivre des journées aussi actives que si nous en avions passé plusieurs en une. Nous en venons même, ce qui est rare chez moi, à être perdu dans le temps. A ne plus savoir quel est le jour de la semaine, depuis combien de semaines cette crise a commencé, ce que nous faisions le mercredi précédent si nous sommes mercredi. Ou le week-end précédent si nous sommes le week-end. Nous ne sentons d’ailleurs plus la différence entre week-end et semaine car nous sommes suspendus à un fil de communication permanente. Non pas le fil médiatique ou le fil des réseaux sociaux habituels mais le fil de la communication interne à notre équipe ou notre hôpital. Ou dans le réseau des réanimateurs français qui tout d’un coup me paraît un tout petit monde. Ce qui rajoute à cette impression est que tous les reportages à la télévision ou les articles de la presse que nous lisons comportent des interviews ou des citations de ceux qui sont habituellement nos collègues ou nos amis. Il nous arrive de discuter avec l’un deux au téléphone ou dans le couloir et de le retrouver le soir au JT de 20 heures ou le lendemain à la radio. Tout se passe comme si le monde s’était arrêté de tourner et avait posé un œil, certes bienveillant, mais un œil qui nous regarde fixement en espérant. C’est de cet œil, l’oeil du cyclone, que nous sortons chaque soir de l’hôpital à des heures tardives dans une ambiance indescriptible de couvre-feu. C’est là que nous comprenons que les mots présidentiels de guerre ne sont pas exagérés. C’est une ambiance de couvre-feu: nous circulons avec nos laissez-passer, nous baissons le regard quand nous croisons les rares personnes qui partagent avec nous cette présence incongrue. Est-ce que ce sont comme moi des personnels de l’hôpital ? Est-ce que ce sont au contraire des passants du quartier ? Ce passage de la fourmilière de l’hôpital au silence est brutal il est pour moi d’autant plus brutal que je circule à vélo et que je suis en prise directe avec le silence sans l’épaisseur d’une vitre et le ronronnement d’un moteur. Il y’a néanmoins une différence fondamentale avec un vrai couvre-feu. C’est la lumière que nous voyons partout aux fenêtres. Cette lumière des foyers qui est d’habitude si souvent éteinte à tel point qu’en se baladant à Paris ou à Bordeaux le soir, on se demande combien d’appartements sont réellement habités. Dans cette periode de confinement, les lumières sont à toutes les fenêtres, les volets sont pour la plupart ouverts comme si chacun voulait montrer aux autres qu’il est là, comme si chacun voulait tendre cette petite lumière. C’est une autre façon dont chacun applaudit. C’est un applaudissement silencieux. C’est le signe qu’on existe, qu’on résiste et qu’on attend.
Il y a aussi ceux qui applaudissent vraiment. Ca m’est arrivé une fois en sortant de l’hôpital. Je ne savais pas quelle heure il était. Encore une fois la journée était passée si vite que je ne me rendais pas bien compte s’il était 19,20 ou 21 heures. Je m’enfile dans une longue rue qui part du rond-point de l’hôpital et qui rejoint les boulevards, comme d’habitude. Et tout d’un coup j’entends des applaudissements : une véritable haie d’honneur m’accompagne pendant quelques dizaines de mètres. C’est la première fois que j’ai entendu parler de ces applaudissements. J’ai souri, salué et remercié. Ce d’autant que les intentions de ces applaudissements étaient claires car accompagnés de mercis et de bravos. Ils ne m’étaient pas spécifiquement adressés, ce que j’ai pu penser quelques secondes dans une sorte de mégalomanie bien du moment. Ils étaient là d’une part comme ces lumières qui les encadraient, comme un témoignage de cette ville mise entre parenthèses dans des intérieurs confinés, mais ils étaient surtout destinés à créer un lien avec tous ces soignants qui sortent de l’hôpital en prenant cette rue tous les jours.
Je peux confesser que deux ou trois autres fois, je me suis pressé de rassembler mes affaires vers 19h45 pour être certain d’être au rendez-vous de cet honneur. Plus jamais il ne s’est reproduit et tant mieux. Nous ne sommes pas des héros, nous faisons notre travail, celui pour lequel nous nous préparons depuis longtemps. Et nous accomplissons la part la plus confinée de nous-mêmes, celle qui nous a certainement les uns les autres amenés à ce métier.