5 septembre 2020. Disqualification

Cette nuit j’étais de garde dans mon service. J’allais dire, à 50 ans, j’étais de garde dans mon service. Car depuis quelques temps, en gros depuis que j’ai 50 ans, je me sens moins sûr de moi pendant ces gardes. D’abord, je dois porter des lunettes. Je n’arrive plus à lire mes notes sans elles ou à regarder s’afficher les résultats biologiques sur l’ordinateur. Mais il n’y a pas que ça. Mes pensées, surtout au beau milieu de la nuit, ont du mal à s’ordonner et je vois arriver, à petite dose, ce que j’ai longtemps écrit dans le dossier médical des autres, ce que l’on pourrait appeler un léger trouble cognitif. Pas sur tout. Je profite même de la cinquantaine et de l’expérience engrangée pour que la réflexion médicale, par nature complexe et mélangeant intuition, expérience et savoir, me paraisse plus facile. Notamment l’intuition qui en fait n’en est pas. Il s’agit plutôt de la façon dont l’expérience de situations vécues tout au long de ces centaines de gardes effectuées depuis 25 ans, remonte à la surface dans des situations données. Non, ce que j’appelle de légers troubles cognitifs c’est en quelque sorte une façon de se laisser déborder quand plusieurs informations me parviennent en même temps, par exemple quand il faut adapter sa réflexion au carcan que l’ordinateur – une fenêtre ouverte sur les constantes du patient et qui à ce titre fait partie de son examen clinique – m’impose. S’organiser pour maitriser le flux incessant de ce qu’Emmanuel Carrère cite dans son dernier roman à propos de la méditation comme des vritti, des pensées sans forcément de sens logique qui surviennent et disparaissent, sans plus d’ordre. Des pensées que la méditation – dit-il – a comme but de maitriser. Des pensées associatives multiples que j’ai appris à respecter voir à favoriser plus qu’à éliminer après tant d’années passées sur un divan. Devant mon ordinateur, une fois le patient examiné, une fois son histoire éclaircie, je tente de synthétiser mais à chaque étape mon esprit dévie vers mille choses: une vérification à ne pas omettre, une nouvelle hypothèse diagnostique, un autre patient à admettre, l’interpellation d’une infirmière, un paramètre informatique à ne pas oublier de cocher…. Mais ce sont surtout dans des situations techniques que, moi qui n’ait jamais rencontré de gros pépins de ce côté là, je suis ramené à ma condition de cinquantenaire de garde. 

Je suis un passionné de tennis et tennisman moi même, j’aime les métaphores tennistiques notamment quand il s’agit de technique. C’est du tennis que je tire mes vues les plus claires sur ce qu’est un apprentissage technique. Différencier un acquis qui ne s’oubliera jamais d’un coup en cours d’acquisition  qui s’en va à la moindre pression, ou d’un geste qu’on a jamais réussi vraiment et qu’on ne réussira jamais. On en apprend beaucoup en jouant soi même mais on en apprend encore plus en scrutant les plus grands joueurs. Ce sont justement ces gestes qui à ce moment précis d’un match, alors même que les niveaux de jeux sont assez comparables, font la différence entre les grands joueurs et les autres. Le niveau technique est pourtant très proche parmi les cents premiers mondiaux. La différence vient d’un acquis invisible, le maintien de la pureté technique du geste quelle que soit la pression. C’est le fameux détachement que les meilleurs réussissent à avoir, qui à mon avis n’est pas lié à une capacité psychologique supérieure de quelques uns mais à un acquis technique plus profond du geste. Celui qui ne vous lâche pas à la fin du cinquième set d’un tournoi du grand chelem. Federer vient tout de suite à l’idée quand on évoque ce type de détachement. C’est pourtant à Djokovic que je m’identifie le plus car ses qualités, moins impressionnantes, sont le fait d’une maitrise technique plus complète dans cette notion de profondeur:  il relance mieux que les autres le service adverse, il est plus régulier dans sa longueur de balle et joue exactement aussi bien des deux côtés. C’est donc vers son jeu que je voudrais tendre. J’ai un revers à deux mains sûr qui ne m’abandonne jamais mais mon coup droit est un vrai témoin de ma confiance et je n’ai jamais réussi à faire tout un match sans passer par des moments de perte de ce coup droit.

Hier soir donc j’étais dans mon service de réanimation, de garde, et entouré de malades atteints de covid 19. Je devais intuber une femme de 55 ans, roumaine, qui ne parlait pas français. Son impossibilité à communiquer était compensée par un regard plus expressif. Elle scrutait dans le mien des signes d’inquiétude. Elle avait passé la journée consciente, avec de l’oxygène à haut débit, respirant de plus en plus vite, le souffle de plus en plus court. Son état s’aggravait d’heure en heure, la marque de fabrique de cette Covid 19. Elle n’arrivait plus à se maintenir assise et s’enfonçait dans son lit, le souffle encore plus superficiel. Je préparais, entouré d’un interne et d’un autre réanimateur plus jeune que moi, tout ce qu’il fallait pour l’intuber. Une intubation qui s’annonçait difficile car sans réserve d’oxygène chez la patiente – il faut donc réussir le geste quasiment du premier coup – chez une femme dont la conformation du cou et de la bouche était défavorable. L’intubation chez moi, est encore ce que je maitrise habituellement le mieux, mon revers à deux mains en quelque sorte. Je n’ai pas le souvenir d’avoir raté une intubation au point que le malade en meurt –  le cauchemar du réanimateur – et contrairement aux gestes que je ne réalise plus beaucoup comme les poses de cathéter (la technique a totalement changé depuis mon époque ou l’on prenait des repères anatomiques alors que dorénavant il nous faut prendre des repères échographiques), je me sens encore assez sûr de moi. Mais hier soir, tout s’est mal enchainé. La patiente juste avant de s’endormir m’a interrogé du regard en disant juste « mourir » avec ce roulement prononcé du r qu’on retrouve dans l’est de l’europe et qui me rappelle celui de mes grands-parents. Ce regard, à ce moment là, a créé une tension. Comme le souffle que j’ai moi même retenu quand Djokovic, défendant une balle de match en finale de Wimbledon l’an dernier, s’est déplacé sur sa droite pour aller frapper la balle que Federer venait de lui adresser en montant au filet. Ce regard et ce mot ne m’ont pas quitté pendant toute la séquence de l’intubation ou chacune de mes nouvelles tentatives échouait lamentablement, même si nous parvenions avec un jeune collègue à remonter à chaque fois péniblement la saturation en oxygène. J’ai eu l’impression que je vivais en direct une scène dont j’étais l’acteur passif et qui m’échappait. Au bout de 20mn, je passais la main, totalement épuisé – l’intubation est un geste technique très physique parfois – à ce jeune collègue qui réussit alors, moyennant un effort de force physique parfaitement maitrisé à l’intuber et à sauver cette patiente. J’étais debout dans la pièce sonné, soulagé, mais vidé et triste, presque humilié. Mon revers m’avait brutalement abandonné. Je ne dois ma sauvegarde qu’à mon collègue. J’ai le sentiment qu’une immense perte de confiance devrait maintenant être combattue à chacune de mes gardes. Je me suis senti disqualifié. 

Djokovic au bout de sa course avait réussi un magnifique passing en coup droit et fini par gagner Wimbledon. Mais hier soir, quasiment heure pour heure, rendu impuissant par un jeune tennisman accrocheur en huitième de finale à l’US open, il a envoyé une balle dans le visage d’une juge de ligne et, lui aussi, a été disqualifié.