Déni du malêtre hospitalier.
L’assemblée générale du CHU
J’ai assisté récemment à l’assemblée générale du centre hospitalier dans lequel je travaille. C’était une première pour moi. Autrefois, m’a-t on raconté, quand les mandarins, ces grands patrons de CHU que je ne regrette pas, participaient à ces assemblées, on remarquait à peine le directeur qui se tenait timidement dans un coin. Nous devons à Nicolas Sarkozy et son fameux « un seul patron à l’hôpital» de vivre exactement l’inverse.
Le directeur était là, face au corps médical, dont ces chefs de services que plus personne n’appelle patron, et il était facile de voir qui menait la troupe. » Cette année nous serons en excédent” nous annonce-t-il !
Quand j’entends les plaintes de collègues parisiens qui décrivent une Assistance Publique bloquée malgré un déficit de 70 millions d’euro, je leur laisse deviner la tension qui règne dans nos services de ce CH de province excédentaire… Le service dans lequel je travaille est par exemple l’un des deux moins bien dotés des CH français en personnel médical rapporté au nombre de lit. Fier de cet excédent donc, notre directeur, qui ne nous précise pas s’il recevra une prime (elle est pourtant indexée au résultat et elle peut se monter à 50000 euros par an), déroule alors le projet, ambitieux il faut le reconnaitre, du CH de demain. Projet architectural de refonte des sites existants. La grande surprise, qui n’entrainera aucune réaction dans la salle, est la suppression simultanée de 10% du total de lits !
Des « places » d’hôpital pour remplacer des lits
Le directeur s’empresse de compenser cette mesure par la création de quelques dizaines de « places ». J’apprends un terme que je ne connaissais pas et qui décrit en fait un lit d’hôpital de jour, qu’on n’appelle plus un lit car plusieurs personnes vont s’y succéder au cours d’une journée.
Je reste surpris par cette vision du CH de demain, car, moi, je constate un besoin inverse. Dans les journaux où l’on lit que la population française augmente, ou à l’hôpital où l’on mesure que la population vieillit et à quel point l’incidence des maladies chroniques augmente avec ce vieillissement. A plusieurs reprises, le Directeur cite le mot hôtel, un mot dont je ne comprends pas bien le sens s’agissant d’un lit d’hôpital. Ce projet nous dit-il, sera élaboré ensemble. C’est un espoir fragile. Il est vrai que nous sommes concertés mais les arcanes de la décision resteront très obscures et le cadrage (suppression de lits) que j’évoque semble décisif et non négociable. Ce d’autant que la décision n’émane pas de lui et qu’il n’aura même pas l’occasion de le défendre lui même.
L’Agence régionale de Santé
Je savais déjà, non sans un certain dépit que ce ne serait pas à nous, corps médical, de le défendre, mais je découvre que ce ne sera même pas notre directeur qui, tout emprunt qu’il soit des mots « hôtel » et « places », aurait eu la confiance qui me reste pour cela. C’est donc au directeur de l’ARS (Agence Régionale de Santé) d’aller défendre ce dossier devant le COPERMO (je ne sais plus ce que cela veut dire mais j’ai peur que PER soit pour PERformance…), une commission constituée de fonctionnaires-hauts du ministère de la Santé et du ministère des Finances. On peut deviner qui décidera…
Le silence dans la salle au moment des questions a révélé l’état de soumission au discours directorial de la part d’hommes et de femmes dont je connais par ailleurs la lucidité. Mais voilà, chacun est pris, à l’orée de ce projet, dans un jeu d’intérêt particulier ne poussant pas à s’exposer à la moindre critique d’un directeur tout puissant. Il ne manquait plus que ma propre incapacité à réagir, pour compléter ce tableau un peu triste. Seule l’écoute du Pr Grimaldi, trois jours après à Paris lors d’un colloque politique, un homme dont je lis depuis 10 ans le diagnostic du mal-être hospitalier et à qui j’emprunte une partie des idées qui vont suivre, m’ont réellement permis d’apaiser ce sentiment d’impuissance.
Faire autre chose
Selon quel axe ?
Quel axe peut on fixer à une autre politique de l’hôpital que celle qui est déployée bon an (par la droite) mal an (par la gauche sociale-libérale) depuis une ou deux décennies ?
Le système libéral qui organise cette concurrence pèse dangereusement sur notre organisation des soins
La réponse se trouve dans ce qui fonde, je crois, l’engagement de la plupart de ceux qui y travaillent: l’égalité sociale. En l’occurrence l’égalité d’accès aux soins. Rien ne m’a plus marqué dans mon travail clinique que de passer il y’ a quelques années du chevet d’un préfet à celui d’un SDF. Sans que rien ne permette de faire la différence autrement que par les conditions de vie énumérées par l’étudiant en médecine qui nous présentait les malades.
Cette fierté n’est bien entendu pas l’exclusive des soignants dit de gauche mais bien de tout le corps soignant de nos hôpitaux. Seulement, s’engager à gauche en faveur de cette égalité, c’est ne pas accepter de la faire reposer sur les soit-disant « bienfaits d’une concurrence saine », c’est au contraire croire que le système libéral qui organise cette concurrence (elle se manifeste notamment par le mode de financement, dit tarification à l‘activité ou T2A), pèse dangereusement sur notre organisation des soins. C’est donc se résoudre à défendre activement cette égalité des soins.
Sur qui cela repose-t-il ?
Il y’ a deux métiers médicaux, principalement mais non exclusivement, sur lesquels en 2018 repose cette égalité. Le médecin généraliste, et le praticien hospitalier de la filière urgence-réanimation-médecine polyvalente post urgence +/- gériatrie-médecine de réadaptation. L’un est confronté à la séparation entre territoires désertifiés et territoires ou se concentrent les médecins généralistes (sacrosainte et désastreuse liberté d’installation …!). L’autre à une séparation à l’intérieur de l’hôpital entre deux filières de malades très distincts. C’est de ces séparations qu’il faut se saisir si on veut préserver l’axe d’égalité des soins.
Laissons à d’autres le soin de parler de la médecine générale. Décrivons plutôt la séparation entre filières hospitalières.
Le malade T2A et le malade MP3
En effet, 2 types de malades se côtoient dans le système de soin actuellement.
Le malade que nous appellerons T2A, qu’on rencontre essentiellement dans les cliniques avec qui l’hôpital se trouve là en concurrence. C’est par exemple un patient qui rentre pour coloscopie programmée, va rester moins de 24h, et dont le parcours dans l’institution sera court, simple, carré en quelque sorte.
L’autre type de malade est le malade poly-pathologique précaire (que nous nommerons MP3 pour son côté vintage), quasi exclusif des hôpitaux, lui. En effet, il répond très mal aux normes T2A. C’est le patient âgé, vivant seul, diabétique, obèse, insuffisant respiratoire chronique obstructif tabagique qui, suite à un saignement digestif bas devra subir cette même intervention (une coloscopie donc), mais fera une décompensation diabétique, se surinfectera, ou développera une insuffisance respiratoire aigue : au choix ! Après son admission aux Urgences, il passera quelques jours en réanimation, devra rester plusieurs jours en médecine post-urgence, et, pour des raisons d’isolement social, devra finalement rejoindre un service de réadaptation.
André Grimaldi parle à propos du premier d’un malade qui rentre dans le cadre d’une médecine technique bien cadrée, une médecine « d’ingénieurs ». Nulle doute que cette médecine sera d’ailleurs vite « uberisée » par l’apparition prometteuse mais inquiétante de l’intelligence artificielle. C’est déjà le cas pour le diagnostic d’imagerie, de diagnostic rétinien, de gestion de pompe à insuline etc..
Défendre l’égalité d’accès aux soins, c’est promouvoir une politique forte de cette filière du malade MP3
C’est à une intelligence qui n’a rien d’artificielle que répond le second malade tant le déséquilibre entrainé par un organe sur les autres est complexe. Tant l’interaction entre la maladie et l’équilibre social précaire du patient rajoute à cette complexité. Je ne sais pas si le financement T2A est un bon outil pour le malade « ingénierisé », si la concurrence que se font les cliniques et l’hôpital est si rentable pour le patient et la société. Mais je sais qu’il n’est pas adapté aux soins du malade MP3. Et c’est bien pourquoi ce parcours-patient se fera assez rare dans les cliniques ou sera l’objet d’un transfert dans les services de l’hôpital public. Même si, ne caricaturons pas, ce n’est pas toujours le cas. Défendre l’égalité d’accès aux soins, c’est donc promouvoir une politique forte de cette filière du malade MP3, sans forcément déséquilibrer la prise en charge efficiente des malades T2A. C’est donc par exemple, pour le projet hospitalier du CH qui me concerne, donner des moyens prépondérants à cette filière. Les propositions n’ont de sens que si elles renforcent cette filière.
Des médecins dévalorisés, éclusant de façon déshumanisée et déshumanisante le flot de malade MP3
Néanmoins, ce serait une énorme erreur, pour ce faire, que d’accroitre la séparation déjà flagrante, entre les acteurs des deux filières. D’un côté, des médecins ultraspécialisés, membres proactifs de la rentabilité du parcours T2A, dont la rémunération financière (essentiellement dans le privé via la rémunération à l’acte, mais aussi à l’hôpital public via le secteur privé) se combine merveilleusement avec la valorisation intellectuelle (participation à la recherche, congrès, travail avec l’industrie..). De l’autre côté des médecins dévalorisés, éclusant de façon déshumanisée et déshumanisante le flot de malade MP3 aux différents stades de la filière, principalement aux Urgences.
En tant qu’acteur de la filière MP3 dans ma pratique clinique, mais qui ait la chance d’être aussi un acteur de l’autre filière via la participation à une activité de recherche et d’enseignement, je crois que la solution se trouve dans le décloisonnement de ces filières. C’est à dire dans toutes les solutions qui permettront aux acteurs de se mélanger et, notamment de participer chacun à la filière de l’autre.
Solutions
Décloisonner ville-hôpital
Imaginez des médecins généralistes travaillant à temps partiel à l’hôpital, une sorte de statut d’interniste des hôpitaux, dont le salaire serait volontairement élevé et attractif, la formation initiale mais surtout continue confiée aux meilleurs internistes. C’est, j’en suis bien conscient, revenir sur l’acte de Robert Debré, qui dans les années 50 a justement séparé la médecine de ville de la médecine hospitalière pour créer les CHU. Ce qui valait à cette époque ou l’urgence était d’augmenter le niveau des connaissances scientifiques et qui nécessitait donc ce cloisonnement, n’est plus vrai maintenant que l’urgence est de prendre soin de la filière MP3. A ce propos, il est utile de rappeler que les américains, peu réputés pour défendre le concept d’égalité, n’ont néanmoins jamais lâché la formation commune d’interniste de 2 ans. Là-bas, même un chirurgien aura au cours de sa formation une vraie capacité à comprendre les ressorts médicaux du malade MP3.
Décloisonner petits et grands hôpitaux
On pourrait aussi organiser un lien effectif entre CHU et CHG en inventant un statut, très valorisé lui aussi sur le plan financier, de praticien hospitalier de CHUallant exercer en CHG dans sa spécialité. Cela me paraitrait tout à fait envisageable d’aller parfois travailler à l’hôpital de la petite ville de mon département (une semaine par trimestre par exemple). A deux conditions: qu’on y retrouve un avantage financier d’une part, et que cela constitue une création de poste dans mon service de CHU, ce qui contribuerait à le revaloriser. Les marges financières ne sont pas introuvables, vu l’investissement désespéré des CHG dans les médecins intérimaires payés 1000 euros par jour !
Décloisonner soins et recherche
Cela pourrait passer par l’organisation pour tout praticien de la filière MP3, à l’unique condition qu’il soit volontaire, d’une participation à la recherche et à sa valorisation. Ce qui veut dire assumer en terme de poste que chaque praticien puisse y avoir accès. Beaucoup de thématique de recherche, notamment cliniques, à l’intersection avec les sciences sociales ou psychologiques, ont besoin d’être travaillées dans cette filière. Cela contribuerait à garder du sens à ces métiers.
Décloisonner entre métiers de soignants
Il faut également créer, en priorité dans cette filière, des statuts intermédiaires entre aide soignante et infirmière et entre infirmière et médecin afin de valoriser par un meilleur statut les soignants les plus engagés et de libérer le corps médical de certaines tâches.
Activités collégiales
Il faut valoriser toutes les activités nécessairement collégiales organisées dans la filière MP3 (le malade MP3 a besoin de collégialité pour faire face à sa complexité, ce qui est moins le cas du malade T2A): les staffs, les réunions de concertation interdisciplinaires, les réunions éthiques, les centres de compétence ou de référence.. Actuellement les praticiens qui mettent en place ou participent à ces activités n’en reçoivent aucune valorisation, le système de financement n’ayant pas ou peu pris en compte ces activités
Partager le dossier médical
Enfin, il faut réussir le dossier médical personnalisé. Il est tout simplement scandaleux qu’au pays qui a éminemment contribué à inventer l’intelligence artificielle et qui a un niveau de recherche en informatique d’un tel niveau, on n’ait toujours pas résolu ce problème. Partager entre tous les professionnels ce dossier, outre qu’il serait autofinancé par les gains en terme de pertinence des soins qui en découleraient, participerait de cet effet de décloisonnement.
Ne pas tomber pour autant dans un déni économique
Le déni du malêtre hospitalier ne doit pas nous conduire au déni des réalités économiques. Toutes ces propositions pourraient être financées raisonnablement comme proposé au fil de leur description, mais d’autres sources de financement pourraient être trouvées. Voyez par exemple comment la lutte contre la fraude fiscale a dégagé une marge importante pour le budget de l’état. Nulle doute que la lutte contre les conflits d’intérêt, majeurs et couteux dans la décision médicale, ne cache une marge importante de gain pour l’hôpital public. Songez par exemple à un système centralisé, au moins au niveau de la grande région, d’achat des médicaments comme des dispositifs médicaux, ou encore des produits informatiques. Cela permettrait d’une part une force publique de négociation importante, mais également de shunter les arrangements truffés de conflits d’intérêt dont personne ne connait la réalité (confère le rapport de la Cour des Comptes), que le maintien à l’échelon local de ces décisions fait perdurer.
L’engagement pour chacun dans une pertinence éthique et économique des soins
Mais, outre ces moyens finalement annexes, une politique de décloisonnement verrait surtout un retour sur investissement. D’abord par la diminution du burnout des personnels et de l’inquiétant absentéisme qui s’en suit. Ensuite par l’engagement qui en découlerait pour chacun dans une pertinence éthique et économique des soins: les deux ne sont pas opposées et font appel au concept de justice distributive, qui est un des principes les plus méconnus de l’éthique médicale. Et enfin et surtout en évitant la coûteuse et inacceptable implosion du service public hospitalier.
Conclusion
L’hôpital public présente tous les signes d’un état de choc compensé actuellement par le dévouement des équipes. Mais, je suis bien placé pour le voir, le moment de la décompensation de ce choc est proche. Il faut donc agir si on tient à ce qui constitue sans aucun doute l’un des principaux voir le principal ciment de la cohésion sociale du pays.