Un samedi soir de septembre, Christine Angot était assise face à Sandrine Rousseau venue présenter son livre sur son experience de harcèlement sexuel (par Denis Beaupin, cadre du parti EELV) dans l’émission On est pas couché (ONPC). Alors qu’on s’attendait à deux femmes empathiques, la discussion a tourné au duel. Il y était question du déni face aux actes de harcèlement et des moyens de le casser, autant de raisons de s’y arrêter dans les lignes qui suivent.
ONPC est un substitut assez pauvre du Droit de réponse des années 80. De vrais débats peuvent en surgir, mais il manque le désordre fécond, la liberté du ton, et la culture du regretté Polac. Cette liberté totale avait en effet une fonction d’élaboration et finalement contribuait à éclairer un conflit intellectuel. Le but de Laurent Ruquier, c’est plus de susciter des clashs et autres punchlines que des éclairages, pourtant d’autant plus nécessaires que le surgissement dans le débat public de ce qui etait tenu secret est démultiplié par les outils de diffusion internet.
L’affaire Weinstein a en quelque sorte, si j’ose dire, uberisée l’affaire Beaupin ou Strauss-Kahn. Au delà de cette vague qui emporte tout, se pose la question de l’effet d’une telle publicité sur les victimes. C’est le coeur de l’intervention de CA (regardez la version longue d’envion 20mn avant d’aller plus loin).
Tout débute par une sorte de bugg cérébral en direct: Angot répète, hébétée, une dizaine de fois les mêmes mots « formé à l’écoute » (de personnes qui prendraient en charge les victimes, comme le propose S.Rousseau dans son livre). Véritable acting out en vérité (terme de psychanalyse rendant compte d’un surgissement involontaire d’un conflit violent et au moins partiellement inconscient dans les actes ou dires d’un sujet) qui annonçait l’intensité des échanges ultérieurs.
L’écoute est en effet cruciale. Mais qu’est ce qu’on écoute ? Un discours ou une histoire singulière ? Après avoir appuyé sur la touche stop de son ordinateur, il faut peut-être résister à…
Trois pensées trop faciles.
Concurrence victimaire
Ne s’agit-il en effet que d’une malsaine concurrence victimaire. Angot ne hiérarchise t-elle pas son traumatisme en comparaison à celui de S.Rousseau ? Cela ne semblerait pas fou tant le viol incestueux répété qu’elle a subi est d’une autre dimension que l’émotion post-traumatique du harcèlement de S.Rousseau (néanmoins légitime). Mais rien de ce que dit Angot ne permet de penser cela.
Concurrence littéraire
S’agit-il plutôt d’une revendication d’une hiérarchie littéraire entre deux styles, une littérature de soi qui constituerait une forme supérieure au simple témoignage de S.Rousseau. Une incompréhension surgit à ce propos puisque cette dernière se croit devoir préciser que son livre parle d’elle et qu’il n’est pas « hors sol ». Mais, nous y reviendrons, le « je » de Angot n’est pas le même que celui de S.Rousseau.
Mépris de l’action
Enfin, les propos de Angot ne sont pas à entendre comme un mépris de l’action, fut-elle politique. Elle veut juste dire que la politique doit partir du réel et non l’inverse. Elle dénonce la précipitation dans l’acte politique, la formation instantanée d’une bulle comme celle que nous vivons autour du hashtag #balancetonporc. Comme l’écrit Nicole Catheline, spécialiste du harcèlement scolaire, « une diffusion rapide [de la révélation d’un phénomène] dans la société [peut aboutir] à un afadissement du concept », bref à l’inverse de l’effet espéré.
Alors qu’en est-il vraiment ?
Comment interpréter les propos de C.Angot ?
Les processus psychologiques impliqués dans le viol ou tout traumatisme sexuel devraient être explicités en suivant deux coordonnées, que l’on retrouve dans la réponse de Chrsitine Angot.
Le déni, ses forces immenses, les forces du recouvrement (la culpabilité qui accompagne les victimes en faisant partie) d’une part, et d’autre part la blessure de l’identité, son clivage notamment. Un clivage de secours permettant de mettre à l’abri le moi. Phénomène décrit par les victimes de viol qui disent avoir l’impression de s’être absenté de leur corps pendant l’acte. Ces deux coordonnées nous offrent une grille de lecture des propos de CA.
Forces du recouvrement d’abord.
C.Angot dénonce le discours de SR, les actions associatives ou politiques qui en découlent trop vite où le risque de cocher une case sans vrai effet est malheureusement probable. C’est même à la position féministe, au statut de victime qu’elle s’attaque, à l’institutionnalisation de la douleur dans l’action politique proposée par S.Rousseau.
Celle-ci aurait confié à une journaliste à propos d’ Une semaine de vacance (livre dans lequel Angot revient sur l’inceste vécu), qu’il avait été « dicté par la souffrance ». Au contraire pour Angot, le livre lui a permis de trouver les mot justes, les mots nus, pour écrire ce réel et a débouché sur une «joie». La joie ou même la jubilation du juste mot, c’est ce qui se passe en analyse. Quelque chose s’y produit, à ce stade, qu’il ne faut pas galvauder en se répandant.
Ce recouvrement est ce qui a permis dans un premier temps de résister, de ne pas s’effondrer: c’est le temps du déni protecteur, du refoulement, de l’enfouissement. JB Pontalis le dit autrement dans son livre Un jour, un crime: « classer, étiqueter [le traumatisme] permet là, comme ailleurs, d’atténuer, d’effacer la singularité du fait ]…[ [or] ce fait n’est pas un évènement collectif qui aurait quelques chances de s’insérer dans l´Histoire ».
La matrice du style de C.Angot est donc la simplicité, la nudité, la crudité. C’est aussi sa façon de parler et d’être. Son style littéraire n’est même pas l’autofiction, mais du réel pur projeté sur la page, de l’écriture au plus près du réel. Dire comme l’a jeté C.Angot au visage de S.Rousseau à propos de ce qui lui est arrivé « c’est comme ça ]…[ on se débrouille » est brutal et maladroit, mais ce « ça » représente le réel, il est unique, singulier, il ne souffre d’aucune généralisation, aucun statut particulier, aucun recouvrement.
L’identité blessée
Et voilà le second point, la question de l’identité blessée, clivée. Le clivage évoqué précédemment perdure dans la vie psychique longtemps après les faits, et c’est pourquoi Angot s’accroche au « je » (plutôt qu’au « nous » institutionnel). Elle s’accroche à ce reste d’identité, elle déclive à partir de cette base. C’est pourquoi son « je » semble aussi totemisé, radical, et cela explique notre sidération devant ce « je » aux mains qui tremblent.
Une sidération face à ce « je » aux mains qui tremblent
Malaise persistant
Pourtant, si C.Angot a raison, une impression de malaise persiste après avoir vu cette altercation.
Que penser de sa radicalité ? Peut-elle s’en détacher suffisamment pour établir un désir reconstructeur et plus apaisé ? Un désir qui lui aurait permis d’échanger avec S.Rousseau sans rien concéder sur le fond. Elle n’y semble pas prête. Elle ne peut se détacher du réel pour écrire, pas plus que Carlos Liscano, écrivain urugayen qui dans le Fourgon des fous décrit ses 13 années dans les geôles de la dictature tel un greffier énonçant les faits, rien que les faits.
C’est ce qui bouche aussi, si on s’en arrête là malheureusement, une issue et la pousse à s’exclamer « il faut se débrouiller toute seule, c’est comme ça » ou plus tard « bien sûr [que] personne n’écoute ! ». La fatalité perçue dans ces exclamations est contre productive. C’est une forme de sidération, de fascination devant le réel de l’acte pulsionnel sans pouvoir le dépasser.
« C’est comme ça » a été étonnamment la réponse qu’avait fait la jeune Hannah Harendt alors qu’un journaliste l’interrogeait sur le moment où, très jeune, elle avait réalisé qu’elle était juive en essuyant ses premières insultes antisémites…ce qu’elle a magistralement dépasssé en élaborant une réflexion philosophique sur la possibilité du mal en chacun de nous. Mais ce dépassement est souvent craint par les écrivains dont la créativité se nourrit de cette position de blocage. La dépasser stériliserait leur écriture.
J’ai pensé laisser le mot de la fin à Daniel Schneiderman qui, dans Libération, écrit à Christine Angot: «chère soeur agressée, trouve la résilience par l’écriture, ou la psychanalyse […] ou tais-toi donc ».
De fait, elle trahit sa lutte contre l’institutionnalisation du discours en allant sur un plateau de télévision, une forme d’institution en soi. Mais elle a, par l’intensité de ce qu’elle y a dit, fait avancer la question du traumatisme sexuel plus que le #metoo ou #balanceton porc ne le feront. Elle a mis en évidence que tout recouvrement, fut-il par un discours, n’est en effet pas neutre. Il n’y a jamais match nul entre la victime et l’acteur de la pulsion. C’est un corps à corps ou plutôt un dire à dire entre eux.
Alors, d’une victime l’autre, il ne faut ni se débrouiller, ni se dérouiller, il faut parler.