J’assistais l’autre jour à une réunion politique sur le revenu universel (RU). On y parlait montant, financement, condition d’allocation, expérimentation sans avoir pris suffisamment de temps, selon moi, pour discuter de son rationnel. Pourtant, si l’idée a été relancée victorieusement par Benoit Hamon lors des primaires de gauche, elle a aussi contribué à sa perte au premier tour de la présidentielle. Mettre en place le RU a été interprété comme une remise en cause du travail. Malentendu donc mais malentendu utile pour l’avenir de cette idée si on saisit l’occasion de voir les dénis auxquels elle doit faire face.

Le revenu universel n’a qu’un but: l’autonomie de l’individu

Ne restons pas d’abord à la surface de l’idée de RU, une simple somme d’argent donnée par un collectif à un individu, au risque que ce collectif en attende alors un retour immédiat. Le RU n’a qu’un but, plus profond et pas assez éclairci: l’autonomie de l’individu. Celle-ci en constituerait un retour, dont le terme même plus lointain, serait probablement plus largement accepté.

Mais en parlant d’autonomie, on ne parle pas tous de la même chose.

Autonomie libérale

Liberté négative

« La liberté négative », un crédit donné à ce qui parait nous émanciper car nous le faisons au nom de la liberté alors que cela nous contraint.

déni d'autonomieDans un régime libéral comme le nôtre, c’est à une conception libérale de l’autonomie que nous sommes habitués. La liberté est un pilier fondamental de cette pensée. Il n’est pas étonnant que toute une branche de la pensée libérale ait théorisé le RU. Milton Friedman (1912-2006), célèbre économiste libéral, parlait à son propos d’impôt négatif. Puisque l’individu contribuait à la société par l’impôt positif, pourquoi la société ne lui rendait-elle pas la pareille ? Il s’agissait pour lui « d’éradiquer la grande pauvreté de la façon la moins paternaliste possible ».

La conception libérale a du mal à échapper à un certain paternalisme alors que pourtant les figures paternelles ne sont pas les mieux placées pour définir l’autonomie des individus. La connotation « négative » que l’auteur n’a pu s’empêcher d’utiliser rappelle ce que Hannah Arendt (1906-1975) appelait la «liberté négative», un crédit donné à ce qui parait nous émanciper car nous le faisons au nom de la liberté (ici un impôt négatif dû, exigeant un retour immédiat) alors que cela nous contraint. Ainsi, la liberté peut-elle en soi conduire à un désir d’autonomie ? Nous ne pouvons nous décréter libres: la liberté procède de l’autonomie mais ne la précède pas.

Emploi et travail: deux notions différentes

Allons plus loin dans la critique du fonctionnement libéral. On constate qu’il structure le monde autour de l’emploi (et non du travail, nous y reviendrons). Pensez au totem des chiffres mensuels du taux de chômage. Pourtant, cet emploi est, comme le dit Bernard Stiegler, philosophe, de plus en plus « prolétarisé » dans la mesure où il s’écarte du sens que chacun cherche à lui donner. Rajoutons à cela la transformation numérique qui nous enfonce dans un moment disruptif où la notion de métier disparaît au profit d’algorithme. Après les cols bleus dont les métiers sont remplacés par des robots (pour certaines tâches, c’est souhaitable), c’est au tour des cols blancs, médecins, avocats d’être concernés.

En éloignant tous ces individus de leur métier, bien qu’ils soient pourvus d’un emploi, on les éloigne du réel. Par exemple, un médecin qui préfèrera analyser le cas d’un patient derrière son ordinateur et demain son iphone (télémédecine, numérisation croissante de l’environnement médical notamment à l’hôpital…) s’éloigne du réel qui en médecine s’appelle la clinique. Un savoir et une expérience se tiennent pourtant là et nulle part ailleurs. Ils ne sont en tout cas pas réductibles à un algorithme comme les dernières expériences de big data voudraient nous le suggérer.

Instabilité organisée

L’individu en burnout: « l’homme révolté » du 21ème siècle (faut oser !)

Ce n’est pas tout. Le libéralisme se réclame du mouvement certes, mais de quel mouvement ?

Changement sempiternel de poste, développement de l’intérim pour les employés ou ouvriers, jeu des chaises musicales des cadres dans les grandes entreprises mondialisées, interchangeabilité des postes (une infirmière d’un service spécialisé peut bien aller dépanner dans un autre service d’une autre spécialité…), etc…. Une clonie donc, qui s’étend en amont même du monde de l’emploi. Ainsi le lycée et l’université se retrouvent dans une logique de flux, gérés eux aussi par des algorithmes (système APB…) , ne laissant guère le temps aux individus de trouver leur voie.

recommencer sans cesse au début, un effet du déniNe peut-on voir finalement le burnout sociétal qui en résulte comme une révolte saine ? Un refus de la rupture entre emploi et métier, entre emploi et travail. Osons ce qui suit: et si le libéralisme nous mettait, mieux que tout autre système à l’exception évidente des systèmes totalitaires, face à une forme d’absurdité de la vie si lucidement décrite par Camus dans « Le mythe de Sysiphe », l’individu en burnout ne serait-il pas alors « L’homme révolté » du 21ème siècle (à condition que cela débouche) ?

Poursuivons… il y’a souvent plusieurs couches à un déni. Comme déjà développé dans ce blog, le déni associe un discours recouvrant à un puissant verrou de culpabilité empêchant d’en sortir. Le déni contenu dans l’autonomie libérale n’y échappe pas.

Discours sur l’utilité

Sans emploi, un individu sera taxé selon la période historique de vagabond, de fraudeur social, d’assisté, cancer de nos sociétés si on suit le discours de la droite Wauquiez. Le migrant en est la suite moderne. Pour les même, il n’est tolérable qu’utile, suivant des quotas définis économiquement (on retrouve la notion de flux). Un discours politique plus modéré vantant le pragmatisme et invoquant les « forces de la vérité » (E Macron) en constitue une suite d’autant plus problématique, que, plus modéré, et compensé d’une (probablement) authentique préoccupation sociale, il est plus difficile à remettre en cause. Surtout pour ceux de gauche qui lui ont apporté leur soutien.

Mais, pour E Macron, comme pour tous les libéraux « pragmatiques », tout se passe comme si la vision économique libérale était une vue de la vérité, qu’elle suffisait à rendre compte du réel. Le pragmatique nous impose là une inversion de la charge de la preuve. De la preuve du réel. Il cantonne ceux qui tiennent à une vision plus large de l’homme (économique et psycho-sociale) à une bande d’utopistes éloignés des réalités. Pire, ces derniers se traitent eux-mêmes d’utopistes, comme déjà soumis au discours libéral.

Ce fantasme libéral, car il ne s’agit pas d’une vision du réel, veut nous faire croire que l’économie est une force en soi, une force qui fonctionne avec ses propres lois auxquelles on ne peut rien, la « main invisible » du marché réglant les soubresauts de bulles éclatées. En résumant le discours politique à un discours pragmatique autour des questions économiques, c’est malheureusement au populisme qu’on aura à faire tôt ou tard.

Culpabilité libérale

« l’assistanat doit s’accompagner d’un peu de honte » Malthus (1766-1834)

Culpabilité enfin. Celle qu’on aperçoit dans la soumission évoquée, la soumission au surmoi économique. Malthus (1766-1834) en parlait déjà: « l’assistanat doit s’accompagner d’un peu de honte ». Culpabilité qu’on aperçoit dans la réaction paradoxalement hostile que les classes moyennes développent face au RU :« on trime dur, on se lève la matin, on travaille, on n’est pas des assistés » entendais je l’autre jour dans un bar. Au nom de quoi ne pas oser changer un peu sa vie (notamment en revendiquant les moyens de se former), accepter de trimer comme s’il s’agissait d’une valeur structurante de la vie d’adulte. Alors que ce n’est qu’une acceptation de l’ordre établi, une adhésion aveugle au principe de méritocratie. En effet, le bizarre retournement hostile des classes moyennes vers les échelons sociaux inférieurs pourrait plutôt être tourné vers leurs cadres pour exiger une évolution professionnelle qu’ils devraient solliciter au nom de leurs mérites.

Le RU pourrait favoriser cette évolution.

La culpabilisation fonctionne d’ailleurs à merveille puisqu’un tiers des personnes qui ont droit au RSA (3/4 pour le RSA activité !) n’osent le demander par honte pour la plupart selon F Dubet, sociologue. P Savidan, philosophe, participe à dénouer cette culpabilité : « Les vrais assistés ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Si l’on mesurait la part des budgets publics qui va aux pauvres et celle qui va aux privilégiés, on aurait sans doute des surprises. Les citoyens les plus riches mobilisent une part importante des subsides de l’Etat : ils vivent dans des quartiers bien entretenus, ils profitent presque exclusivement de certains investissements publics et leurs enfants suivent des études longues, en grande partie financées par l’Etat, ce qui n’est pas le cas des pauvres ».

Renversement de la culpabilité, inversion de la charge de le preuve disait-on qui fait du « pourfendeur de l’assistanat… un assisté qui s’ignore.»

un arbre qui pousse malgré un traumatisme initial

Solutions: une autonomie alternative à l’autonomie libérale

La vision d’une telle alternative se doit de répondre structurellement à ce discours et à cette culpabilité. Elle doit donc assumer clairement ses positions, réinverser la charge de la preuve en osant dire qu’elle est plus proche du réel et non utopiste. Le RU y tient un rôle central.

  • Reparler de travail

Si 70% des français placent la lutte contre l’assistanat dans leurs priorités, 70% des étudiants placent la quête de sens comme priorité dans les critères définissant l’emploi. De cette tension évidente doit naître l’idée du temps donné à chacun de travailler à trouver un sens à son travail. Il faut assumer la recherche du temps perdu (ou que l’on croit perdu), en supporter les atermoiements. Ce n’est certes pas un parcours fluide, un parcours de flux. Il faut donc poursuivre et approfondir les systèmes qui autorisent ce temps retrouvé. Il faut notamment éclaircir puis assumer la différence entre emploi et travail: ce n’est pas parce qu’on est sans emploi qu’on ne travaille pas.

Sinon, quelle place laisse-t-on dans notre société au travail artistique, au travail associatif bénévole, au travail à l’intérieur des familles à l’aide d’une tierce personne, enfants, parent, au travail personnel qu’il soit spirituel, psychanalytique, d’écriture que sais je encore… ?

  • Organiser ces temps de travail

Alors que le RU a été perçu comme opposé à la notion de travail, il se trouve au contraire le favoriser, avec comme visée de trouver une autonomie, puis un métier. Assez tôt dans les parcours, par exemple après le bac, la première année de faculté est aussi une année où un certain nombre de garantie (sécurité sociale et mutuelles, allocations…) sont maintenues, au delà de la logique d’efficacité du flux: c’est donc déjà un RU en soi. La réponse au décrochage ne peut être la sélection à l’entrée à l’université que si un vrai RU est mis en place. Que ce soit l’occasion pour ces jeunes de repenser leur orientation.

Plus tard dans la vie, le RU créerait un statut d’intermittent de l’emploi, terme dont la proximité avec celle des intermittents du spectacle est assumée par Bernard Stiegler. Le bénéficiaire du RU est comme l’artiste, qui, entre deux périodes où il délivre son spectacle (ou entre deux emplois), travaille à le créer, et mérite donc d’être protégé pendant ces périodes de création, de travail.

  • Bénéfices attendus

A ceux qui ne manqueront de pointer le caractère financièrement irréaliste, il faut rappeler (et il faudrait mesurer) le coût majeur de l’absentéisme, du burnout, de la consommation de tranquillisants (dont il n’est d’ailleurs pas écarté qu’ils y soient pour quelque chose dans l’épidémie de démence d’Alzheimer, fléau extrêmement coûteux etc..). Rajoutez à cela l’augmentation envisageable de productivité (souhaitable si elle résulte de cet effort plutôt que si elle est imposée par des objectifs chiffrés) que certains capitaines du CAC 40 ont d’ailleurs déjà anticipée (cf. la politique sociale moderne de Danone et de son dirigeant E Faber, entre autre, à scruter néanmoins avec une bonne dose de scepticisme).

  • Combattre la culpabilité

La question de la culpabilité et du droit à hésiter est la question clé. Il ne s’agit certes pas d’une mesure technique. L’impératif catégorique libéral, qui, dès qu’on fait un pas à côté de son flux salvateur, rend coupable de trahison au principe de méritocratie est un système perdant à long terme. Comme il l’est en éducation. Il ne réussit en fait qu’à ceux qui réussiraient quoi qu’il advienne. Il ne réussit qu’aux premiers de cordée.

Osons au contraire, comme le parcours analytique, entre autre, le montre, une dose d’absence bienveillante et patiente pour permettre à un individu (enfant ou non) de trouver son désir. Le dosage de cette absence-présence est à individualiser et mérite d’être débattu et d’y mettre, certes, quelques repères. L’autonomie à laquelle aboutira en tout cas ce long parcours sera durable et ce ne sera pas le moindre de ses bénéfices.

Conclusion

Qu’est ce que notre société est prête à investir dans cette voie ? Grave question qui permettrait d’en mesurer la vitalité, mais pour l’instant il faut convenir que d’universel, il y a plus de déni que de revenu…

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