3 décembre 2020. Conseil de surveillance
Un collègue parisien m’a appelé il y’a quelques semaines pour m’inviter à faire partie d’un conseil de surveillance. Rien à voir avec les instances chargées du pilotage des entreprises ou d’institutions comme les CHU. Le CSI, conseil de surveillance indépendant, est un groupe de 4 personnes dont l’objectif est de surveiller que les règles d’éthique de la recherche soient respectées au cours d’un essai thérapeutique. L’éthique de la recherche est née du procès de Nuremberg dans l’après guerre immédiat. Pas celui des criminels de guerre nazis. Celui des médecins du troisième reich qui, emboitant le pas aux dirigeants nazis, ont mené des expériences tout aussi abjectes les unes que les autres. Mengele le premier, qui triait sur le quai de Birkenau les jumeaux, persuadé que trouver le secret de la gémellité confèrerait aux nazi un avantage décisif. Mengele échappa à Nuremberg, mais il fut néanmoins décidé qu’aucune recherche ne serait conduite sans le consentement éclairé des patients et que ceux-ci devraient toujours leur profiter. Ainsi, si deux groupes de patient sont créés, l’un recevant un traitement à l’essai et l’autre un traitement connu (le plus souvent il s’agit du traitement qui est proposé habituellement) ou un placebo (une substance dépourvue d’effet, proposée s’il n’ya pas de traitement encore connu pour telle maladie), on doit s’assurer que rien n’indique à l’avance qu’un bénéfice pour le groupe expérimental ou un maléfice pour le groupe contrôle ne soient certains. Un doute raisonnable que l’on appelle « equipoise » est le préalable à ce type d’essai. De même, pendant la conduite de l’essai, des analyses intermédiaires doivent vérifier que l’un des deux groupes n’est déjà pas désavantagé, ce qui conduit à mettre fin à l’essai pour ne pas mettre ces patients en danger.
En période Covid, tout va très vite, les essais se sont mis en place très rapidement dans un contexte d’intense concurrence. La première vague a été trop brutale pour les mener à bien. Le nombre impressionnant de patients de la seconde vague est mieux répartis, ce qui laisse une plus grande latitude aux équipes de réanimation pour conduire la recherche tout en assurant le même niveau de soin. Toutes les expérimentations sont théoriquement possibles. le rôle d’un CSI est donc capital. Je suis nommé président : rien de glorieux si ce n’est que c’est à moi que va revenir la tâche d’organiser les réunions, toutes en visio, et d’en écrire les compte rendus. Le CSI est un bel outil. Il a toute latitude pour proposer au promoteur (le payeur) de l’étude de la stopper. Son avis est très souvent suivi, les conséquences en terme de responsabilité dans le domaine de la recherche étant basés eux aussi sur les considérations éthico-juridiques d’après guerre. Le I de CSI a son importance : l’indépendance signifie qu’aucun des quatre membres ne doive avoir de liens avec l’industrie qui fabrique le nouveau médicament ou ses concurrents éventuels. Pas plus que de liens dits académiques (même groupe de recherche ou groupe concurrentiel) avec les investigateurs de l’étude.
Nous sommes en place. L’essai que nous surveillons est piloté par une éminente équipe parisienne. Il est assez complexe car il teste à la fois la corticothérapie (contre un placebo) et trois modes d’oxygénation différents chez les patients qui n’ont pas été intubés initialement. Ces différents traitements portent l’espoir d’éviter l’intubation, synonyme d’un pronostic plus sombre pour les patients. Tout se passe bien, à tel point que je suis un peu déçu, n’ayant pas l’impression de faire plus qu’un agent SNCF sur un quai de gare. Mais, comme les jours de grand départ, tout peut s’accélérer tout d’un coup. Et c’est ce qui va survenir le x octobre. L’essai anglais Recovery vient d’être publié et montre le bénéfice incontestable d’une corticothérapie (6 mg de Dexaméthasone) dans la Covid. La dose de l’essai que je surveille est plus élevée (20mg), alors que faire du groupe placebo. Hors de question de le laisser sans Dexaméthasone au vu de ces nouveaux résultats. Les investigateurs précèdent nos remarques et proposent de comparer 6mg + placebo à 6mg + 20mg. Nous vérifions que le rapport avantage-risque d’une telle dose (26mg) est bien étayé et donnons notre premier feu vert à la poursuite de l’étude. L’idée est que la grosse dose fera encore mieux que la dose dorénavant admise dans cette atteinte respiratoire de la Covid. Quand on pense que face à ce même type d’atteinte respiratoire (Grippe, bactéries..), on tourne autour de cette question depuis 15 ans et que nous réfléchissons déjà ici à des questions plus fines de dose !
Mais le plus difficile reste à venir. Quelques nuits vont en effet être perturbées. Le w novembre, nous recevons les résultats de la première analyse intermédiaire. L’étude a avancé à un rythme incroyable. Les données sont déjà assez claires. Cette dose haute semble donner un surcroit d’efficacité sans effets secondaires notables. Mais l’étude statistique que nous devons scruter – sans se tromper de ligne, ce qui m’est arrivé, merci aux collègues d’avoir corrigé le tir- montre que l’effet n’est pas encore complètement assuré. Du côté des différents traitements d’oxygénation, l’oxygène administré par le biais d’un simple masque n’est pas très loin de faire moins bien qu’une technique plus sophistiquée qui s’appelle oxygénothérapie nasale à haut débit nasal (OHDN). L’oxygène au masque, technique simple est peu onéreuse, contrairement à l’OHDN, sophistication oblige. Nous n’avons pas le droit de le condamner car la Covid atteint des pays pauvres qui seraient alors placés devant un choix crucial d’investissement. C’est ce point qui me tracasse. Je réalise que dans ce moment incroyable, les gouvernements décident sur la foi d’études scientifiques. En l’occurrence sur les résultats que nous sommes en train de valider. Les même qui , en temps normal, font notre quotidien médical sans réellement changer la face du monde. Nous savons que dans ces pays pauvres un investissement indu peut avoir des conséquences sur d’autres achats indispensables et donc sur des vies. C’est d’autant plus vrai, qu’il s’agit là d’éviter des intubations et donc d’utiliser un ventilateur. Au Mali il y’a un ventilateur disponible – j’entends cette information en manquant de tomber de mon vélo le 1er décembre sur France Inter, dans la bouche de Najad Vallaud-Belkacem, responsable de l’ONG One – alors que dans mon service il y’en a une quarantaine ! Cette pensée, je ne sais pourquoi, marque le début d’une insomnie la nuit suivante.
L’un de nous est statisticien, il nous aide mais la décision reste clinique. Nous nous servons de nos connaissances et de notre expérience qui soutiennent la crédibilité de ces résultats. Nous posons des questions supplémentaires à la statisticienne de l’étude – sachant qu’elle ne doit rien révéler aux investigateurs qui seraient alors influencés – elle nous répond le lendemain. Nous décidons de poursuivre.
Non sans une pensée d’admiration et de reconnaissance pour tous les patients qui acceptent de participer aux progrès scientifiques tout en vivant la plus dure expérience de leur vie.