8 mai 2020. Publication.

Mardi dernier, notre premier travail de recherche a été accepté dans une revue médicale. Je pourrais ressentir un peu de fierté mais c’est le soulagement qui prédomine. Dès le début de la crise j’ai en effet pu compter sur trois jeunes collègues qui sont non seulement venus nous aider à prendre en charge les malades, mais ont de plus tout de suite accepté une mission de recherche clinique. Arthur a recueilli les données des patients, Sébastien  a travaillé avec moi sur un des axes que nous voulions étudier, Renaud sur un autre. 

Nous avions créé il y a deux ans un groupe de recherche appelé reins et réanimation: Sébastien et arthur sont néphrologues. Nous avons immédiatement pensé que l’atteinte rénale virale des patients graves ne serait pas décrite par les équipes chinoises contrairement aux équipes italiennes et parisiennes. Nous nous sommes retrouvés alors dans une course contre-la-montre. Si nous avons suffisamment de patients à Bordeaux pour produire une observation pertinente, seuls les effectifs de patients parisiens pourraient permettre d’en tirer des conclusion. Le choc de la vague parisienne nous laissait probablement pas plus de 15 jours d’avance. Arthur a travaillé y compris la nuit, Sébastien a analysé les données et nous avons travaillé tout un week-end à comprendre les résultats, décider d’un angle de publication et rédiger l’article que nous comptions proposer. Nous l’avons envoyé à trois revues américaines parmi les plus prestigieuses en pensant que nous étions peut-être les premiers à rapporter ces données. Deux d’entre elles l’ont refusé très vite. Pour la troisième, nos données ont d’abord été considérées comme intéressantes et probablement sur le point d’être acceptées. Mais de nouvelles données, plus nombreuses – plus puissantes dit-on dans le jargon statistique – ont probablement été soumises dans l’intervalle. C’est ce que nous a écrit l’éditeur qui a finalement refusé cet article. Dès le lendemain nous le soumettons à une bonne revue européenne qui va l’accepter en 24 heures. Nous sommes arrivés cette fois-ci à temps. L’éditeur de cette revue a compris que s’il le publie vite cet article sera recité abondamment. C’est la clé pour les revues qui cherchent à obtenir le meilleur taux de citation pour chacun de leurs articles. Encore 15 jours et nos données auraient certainement été impubliables. Jamais dans mon expérience les choix de soumission aux revues n’avaient été autant discutés entre les différents auteurs. Sébastien et arthur n’ont donc pas travaillé pour rien. 

Renaud, le troisième jeune chercheur clinicien, est responsable de la deuxième publication que nous voulons réaliser. Nous voudrions vérifier l’action de la chloroquine, tant discutée. Là encore nous ne sommes pas seuls sur ce créneau. Une partie de nos patients l’ont reçu, notamment les premières semaines, et une autre partie non. Nous tenons là le fameux groupe contrôle qui manque aux premières publications du fameux Raoult. Nous mélangeons les données des patients admis dans les quatre services de réanimation du CHU. Mais alors que nous nous intéressons à la chloroquine, une deuxième molécule est venue entre temps au devant de la scène. Il s’agit du tocilizumab (T). Ce n’est pas un antiviral, il agit plutôt pour atténuer la réaction inflammatoire particulièrement virulente qu’entraîne le virus. Il repose sur une hypothèse que nous connaissons bien en réanimation: la réponse inflammatoire ne retient pas ses coups contre le virus et finit par léser les organes envahis plus que le virus ne l’aurait fait lui même. Il s’agit donc de limiter cette réaction. Le T n’est pas un produit anodin. Il peut avoir des effets secondaires importants. De plus il coûte 800 € par jour. Dans mon unité nous appliquons très souvent la maxime latine connue de tous les médecins : « primum non nocere ». Nous cherchons le juste soin au moindre coût. Nous avons donc décidé de ne pas utiliser le T. Dans une autre unité de réanimation, où travaille un médecin très opposé à cette vision raisonnée des choses, Fabrice, le T a été utilisé dès le début. 

Pour rechercher si la chloroquine joue un rôle favorable, nous avons décidé de regarder si la durée pendant laquelle le patient est intubé est plus importante chez les patients n’en recevant pas. Beaucoup de facteurs pouvant jouer un rôle sur la durée d’intubation, et nous ajustons le lien entre durée d’intubation et prise de Chloroquine à ces facteurs. À notre grande surprise, alors que la chloroquine ne joue aucun rôle dans notre étude, le T joue lui un rôle favorable. 

Nous sommes samedi, une semaine après le week-end passé à écrire l’article précédent. Renaud m’envoie ces résultats. Il m’indique qu’une équipe parisienne va tenir le lendemain une conférence de presse annonçant ses propres résultats en faveur du T. L’étude parisienne est meilleure que la nôtre. Il y aurait plus de patients, et surtout c’est un tirage au sort qui décide de l’utilisation de T ou non. Ce qui élimine beaucoup de biais que nous n’avons pu éviter. C’est un peu la panique. Il n’est pas inutile de publier nos données. Elles peuvent venir conforter celles de l’étude parisienne. Néanmoins on sait que les revues médicales risquent de la refuser dès l’annonce des résultats parisiens. Cette irruption médiatique dans le calme habituel propice aux études scientifiques est très particulier à cette crise. Nous envoyons alors le document à tous nos coauteurs, c’est à dire aux médecins des quatre services. Nous comptons le soumettre dès le dimanche soir à une revue médicale américaine. Quelques heures passent et nous recevons alors un mail édifiant. Il est écrit par Fabrice, celui-là même qui a prescrit T dans son unité. Il n’a pas vécu cette tentative de publication de la même manière que nous. Il revendique une certaine propriété intellectuelle sur la prescription de T sans laquelle nous n’aurions pas eu le résultat original qui fait la force de notre soumission. Il a l’impression que notre objectif initial était d’évaluer le T et que nous l’avons volontairement mis de côté. Il s’oppose à l’utilisation des données issues de son unité.

Comme souvent, cette impression est renforcée par un clivage de fond. Alors que l’affaire a pris une teneur disproportionnée – nous serons tous convoqués par le directeur général du CHU pour nous en expliquer- c’est un autre collègue, appelé à être témoin, qui résume la situation. Dans ton unité, me dit-il, vous pratiquez l’« evidence based medicine ». La médecine basée sur les preuves scientifiques. Une médecine qui ne ferait la place qu’à la science expérimentale. Dans l’équipe de Fabrice au contraire, continue-t-il, chaque innovation est accueillie favorablement et si elle s’inscrit dans l’expérience d’un ou plusieurs médecins elle est alors immédiatement adoptée sans attendre plus de preuve. Fabrice est interniste. Il pratique ce que nous avons appelé dans un autre écrit la médecine de Tom. Il fait de la médecine une science purement empirique. Il s’inscrit dans une relation aux patients mais aussi à ses collègues basée essentiellement sur son ressenti, son expérience.

Quelque chose m’ennuie. Au-delà des conséquences de cette discorde professionnelle et du retard que prendra notre publication – de nature à probablement la condamner – je me sens remis en cause par l’ explication que me livre ce collègue. Plus que par l’attitude de Fabrice qui selon moi a surévalué la propriété intellectuelle de la prescription de T (de nombreux collègues dans le monde l’ont aussi prescrit) et réagi excessivement. Ce que me révèle ce collègue – il n’est peut-être pas le seul à le penser – est que ma position ne serait que le miroir des excès que j’attribue à Fabrice. Il est d’autant plus facile de le penser que je suis responsable de l’enseignement aux étudiants de médecine de la lecture critique d’article, c’est à dire des règles d’interprétation méthodologique de cette science expérimentale. 

Il y a quelques temps justement, je n’avais pas réussi à imposer à mes collègues enseignants une modification du programme. Des étudiants de médecine de quatrième année – la première des trois années pendant lequel ils étudient cette matière – m’avaient interpellé pour me demander finalement à quoi elle leur serait utile. En quoi la vocation d’étudiants en médecine, pour beaucoup née de la relation qu’ils avaient eu plus jeunes avec leur médecin généraliste, était questionnée par ce contact avec la science expérimentale ? Telle était la réponse que je voulais leur apporter et que cet épisode de la crise covid ramène au devant de la scène.

L’approche scientifique est indispensable. Il ne s’agit pas de se contenter de rapporter des observations de patients mais bien d’utiliser certaines règles méthodologiques ou statistiques comme le tirage au sort, le double-aveugle, l’intervalle de confiance pour tenter d’y voir plus clair. L’enjeu me semble-t-il ne repose pas tant sur la recherche de cette clarté – peu discutable – mais sur ce qui en fait le fondement, c’est à dire la clinique. Une recherche hors-sol, déconnectée de la clinique, n’aurait aucun sens. Elle fleurit dans les laboratoires de recherche qui manipulent les modèles cellulaires ou animaux. Tout l’enjeu pour ces laboratoires est pourtant de rester connecté avec la réalité clinique tout en sachant s’en extraire pour formuler des hypothèses nouvelles et en acceptant d’avance un énorme déchet. Ce que nous voulons apprendre aux étudiants est tout autre. Nous voulons, comme pour tout médecin, qu’ils évitent deux écueils opposés. L’un serait de se confiner dans un colloque singulier avec le patient sans jamais interroger sa pratique. L’autre serait de saisir cette science expérimentale pour dresser un paravent de plus avec le patient et effacer sa singularité en quelque sorte au profit de protocoles, issus de recommandations, elle même issues de ces études evidence based. 

L’irruption médiatique du Pr Raoult dans la crise Covid n’a d’ailleurs peut être aucune autre signification. Car la véritable affaire Raoult n’est pas celle de l’efficacité réelle ou non de l’hydroxychloroquine. Ce médicament et son défenseur ont été adoptés par une grande partie de la population car ils produisaient un imaginaire apaisant. Non pas en raison d’arguments scientifiques – on retrouve là les limites de la science comme savoir médical – mais parce qu’il était l’instrument de la confiance que la population avait besoin de transférer sur un médecin. La véritable affaire Raoult, c’est un trou dans notre société – décuplé par l’imaginaire morbide du virus – qu’il révèle et que la science, prise de vitesse, n’a pas été en mesure de combler. Un trou dans la savoir qui est venu révéler tout d’un coup ce que chacun ressent dès qu’il plonge un tant soit peu en lui-même et qu’on pourrait résumer en paraphrasant Kundera comme « l’insoutenable incertitude de l’être». Une incertitude et une fragilité merveilleusement incarnées dans l’appareil politique par le président lui même, jeune homme peinant à masquer par des discours fleuves aux relents gaullistes – sans le sens de la synthèse – son incapacité à prévoir ou à savoir. Raoult s’est trouvé à symboliser le nouage indispensable entre savoir scientifique (il a tout de suite été présenté comme le grand chercheur qu’il est), et soin. Il a proposé un soin thérapeutique alors qu’il n’y avait rien. Ni masque, ni test, ni traitement. Il a répondu à une demande de soin, cruciale en temps de crise. Il a dépassé les incertitudes scientifiques en demandant aux gens de lui faire confiance. Il s’est conduit comme un médecin. 

J’ai de la peine à croire – je suis même convaincu de l’inverse – que telle était là sa noble visée, mais il serait dommage qu’elle nous échappe pour autant.