5 avril 2020. Proches

Il y a 15 jours lundi le directeur a suspendu toute visite des familles. Cela faisait plus d’une semaine que nous nous étions organisés pour accueillir les proches de nos patients comme nous l’avons toujours fait. Quand je dis toujours, c’est un peu exagéré. Il y a 20 ans tous nos efforts étaient consacrés à la prise en charge des défaillances d’organes. Et nous ne consacrions pas beaucoup de temps au proches. Chaque CHU, particulièrement à Paris, et chaque service de réanimation était concentré sur une thématique de recherche correspondant à un organe défaillant. Des écuries en compétitions les unes avec les autres. J’ai déjà raconté comment les lésions induites par la ventilation du poumon était une préoccupation majeure et comment je m’étais retrouvé dans une de ces écuries. D’autres équipes s’intéressaient à la dimension du choc (défaillance cardiovasculaire), d’autres à l’insuffisance rénale aiguë d’autres au sepsis, etc… 

C’est seulement 10 ans plus tard, il y a 10 ans donc, qu’une grande partie de la recherche a commencé de se concentrer sur les rapports que nous avions avec les patients et les familles. L’acquisition d’un certain nombre de certitudes dans la médecine d’organe nous permettait de lever le nez du guidon et de nous intéresser dorénavant à l’aspect humain de notre spécialité. Jusque-là chacun faisait du mieux possible et beaucoup pensaient qu’il n’était pas besoin d’acquérir des données scientifiques sur ce sujet, qui ne s’y prêterait pas. Moi-même, je considérerais que la relation avec les proches échappait à toute observation et devait se résoudre empiriquement. J’avais l’impression que l’expérience devait être acquise sur le tas. M’étant déjà retrouvé dans la position du proche – une expérience qu’il faudrait conseiller à chaque médecin – je savais gérer. J’étais alors loin d’imaginer ce qu’ont pu montrer les études: des stress post-traumatiques chez les proches et les patients ainsi que, après les décès (20% en réanimation), un deuil très souvent pathologique. Ces deux entités pouvaient toucher jusqu’à 50 % des cas. Tout à notre satisfaction d’avoir réanimé des patients, nous étions en train de créer une énorme masse de souffrance psychologique dont nous infusions la société. 

Depuis 10 ans, nous en avons donc tiré les conséquences. Nous avons énormément progressé dans l’accueil des proches. Cela a correspondu pour notre équipe à un moment ou nous rénovions notre service. Nous avons donc créé une pièce dédiée d’accueil et et de discussion avec les familles. Nous avons considérablement ouvert le service en terme d’horaire, nous avons cessé d’habiller les familles en fantômes bleus – elles rentrent maintenant en civil en respectant de simples mesure d’hygiène -, nous avons mis au point ce que l’on l’on appelle les conférences familiales. Au cours de ces moments importants, nous avons appris à nous présenter, à prendre le temps de discuter avec les familles, nous avons évité de discuter séparément avec leurs membres ou de laisser les plus jeunes d’entre nous énoncer des messages contradictoires d’un jour sur l’autre. Nous avons invité systématiquement l’infirmière ou l’aide-soignante du patient en remarquant que celles-ci poursuivaient d’une autre façon la discussion toujours un peu trop solennelle que les familles peuvent avoir avec l’équipe médicale. Chacune de ces étapes a été validée scientifiquement et chacune de ces méthodes s’est avérée précieuse pour diminuer les conséquences émotionnelles des séjours des patients. C’est de plus devenu un trait d’union entre équipes paramédicales et médicales, ce que les dix années précédentes de recherche somatique n’avaient pas réussi à faire. C’est un énorme investissement qui nous prend plusieurs heures par semaine mais qui s’avère probablement la meilleure part de notre métier. J’ai pris l’habitude d’amener les étudiants en médecine à ces entretiens, avant même la fin de leur externat, car aucune formation en la matière ne pouvait remplacer cette expérience. Les années passant, l’expression du visage de ces jeunes étudiants, souvent émus de l’intensité de ces moments, m’ont aidé à ne jamais m’habituer.

C’est tout ce travail qui s’est effondré en quelques jours. Nous avons vécu cette décision comme une décision bureaucratique. Quand mon chef de service, revenant de la cellule de crise à laquelle il participe chaque matin, a annoncé cela, j’ai eu une mauvaise réaction. Premier moment tendu entre nous depuis le début de cette crise. À Paris comme à Strasbourg, il est vrai qu’il était impossible de concilier la visite des proches avec l’arrivée discontinue des patients. L’impératif de trouver un lit et un ventilateur était évident. Le virus qui circulait intensément dans ces régions constituait une menace importante de contamination et d’éviction d’un personnel déjà en tension. Très vite remontée au ministère, cette situation a conduit à la décision nationale de supprimer toute visite des proches, décision validée par le conseil scientifique proche du président malgré quelques contradictions en son sein. C’est ce que ma raconté l’un de ses membres, un ami et collègue bordelais. Mais à Bordeaux justement, nous n’avons pas vécu cette situation. Le premier texte publié par le conseil national consultatif d’éthique (CNCE) était très clair : les modalités éthiques de prise en charge des patients et des familles devait tenir compte des particularités régionales de l’épidémie. Mais en temps de crise, en temps de guerre même selon les propos de certains, l’éthique est sacrifiée et Jean-François Delfraissy, ancien président du CCNE, et président du conseil scientifique – se retrouvant donc en position de conflit d’intérêt – aura privilégié sa casquette opérationnelle à sa casquette éthique.

La veille, nous avons eu une décision très difficile à prendre. Un patient de 81 ans, hospitalisé depuis quelques jours dans notre unité pour une pneumonie Covid 19, allait  mal. Il avait une indication à être intubé. Nous n’étions pas tous d’accord sur cette décision et comme à chaque fois, nous avons pris l’option conservatrice de la vie. Nous lui avons annoncé pour connaitre son point de vue. Ce patient était parfaitement au courant de l’épidémie, de sa contribution malheureuse à celle-ci, et savait pertinemment que les gens de 80 ans ne sont pas les plus à même d’affronter 3 semaines de ventilation. Il a alors appelé sa femme et nous avons participé à une conversation poignante. Il voulait savoir ce qu’elle en pensait. Il se sentait seul. Il était essoufflé mais conscient. La vidéo que nous avons tenté d’organiser coupait en permanence. Il lui a fait de véritables adieux. Et nous n’avons pu que nous réfugier dans l’acte technique pour faire retomber la pression. 

Après en avoir discuté avec quelques collègues, je suis retourné voir mon chef de service et tout en m’excusant du ton, lui ait redonné nos arguments. Mais étant de garde et j’ai été emporté par l’activité clinique. Je suis parvenu néanmoins à envoyer un mail nocturne et fatigué dans lequel je faisais le point sur cet argumentaire. Je cherchais en fait à obtenir le soutien des cadres paramédicales souvent très écoutées sur ces sujets. L’une d’elle s’appelle Juliette. Mais, pressé, je me trompe de Juliette. La Juliette qui reçoit mon mail se trouve être une secrétaire de la société de réanimation de langue française (SRLF). Elle a participé la veille à la mise en ligne sur le site d’un petit film réalisé par le chef de service de la réanimation de Cochin. Lui non plus n’a pas accepté cette directive et a organisé la résistance dans son service. Juliette m’envoie le lien, profitant de mon erreur. Le protocole proposé par Cochin me plait bien et en l’adaptant à notre contexte local, je peux donc proposer le lendemain un protocole écrit à mon chef de service. Nous sommes, je l’apprendrai après, plusieurs à avoir eu le même réflexe dans les réanimations françaises. 

La décision de réouvrir, je crois que mon action a joué un rôle, a été prise par le directeur général, et, pendant les jours suivants, chaque infirmière est venue nous dire comment s’était passé l’entretien qu’elle avait pu avoir avec les proches, à quel point ils étaient soulagés de pouvoir être là. A quel point aussi ce trait d’union – un seul référent familial est autorisé quotidiennement et toujours le même – suffit à apaiser une famille entière. La situation, là encore est revenue à la normale.

Notre octogénaire, lui, est sorti du service au moment ou j’écris ces lignes et va bien.