16 mars 2020. Vague

Voici la première vague. Nous y sommes enfin et nous l’avons attendue. C’est un mélange d’excitation et de profonde satisfaction de pouvoir enfin mettre en action tout ce que nous avons préparé. De pouvoir aussi aider les collègues des autres régions. Mais il y a aussi une certaine angoisse. Pendant les vacances qui ont précédé cette période épidémique, peut être par un de ces pieds de nez que sait nous faire notre inconscient, nous sommes allés en famille sur les plages d’un autre débarquement. Nous avons l’habitude avec les enfants de regarder, au soir de ces découvertes touristiques, des films connectés à nos visites du jour. Pour avoir regardé les premières scènes du « soldat Ryan » où, aux scènes de rires, de solidarité et d’amitié des soldats la veille du débarquement se substituent brusquement, alors qu’ils sont dans  le bateau qui va accoster une angoisse physique, je me sens moi aussi au D Day. C’est le D Day de ma spécialité d’ailleurs. Pourquoi être réanimateur sinon pour gérer des crises. Nous sommes spécialisés dans les problèmes infectieux graves, c’est à nous d’agir. L’image de la première ligne n’est pas fausse, ces premiers malades qui arrivent ne sont pas imaginaires.  Rien ne les distingue apparemment d’autres malades. Ils ont en eux ce microscopique organisme né dans un marché chinois. Tout d’un coup, le cerveau est fait comme ça, en tout cas le mien, les images des journaux qui étaient lointaines quelques jours auparavant surgissent. Ce n’est pas la première épidémie virale que nous traversons. Nous nous étions entraînés il y a quelques années quand l’épidémie de virus Ebola ravageait l’Afrique. Le virus Ebola tue 50 % des patients qu’il infecte. Le coronavirus fait un peu pâle figure à côté de lui, on nous dit qu’il ne tue que 5% des patients qu’il infecte. Nous avions reçu à l’époque plusieurs patients suspect d’être atteints par le virus Ebola simplement parce qu’ils revenaient des pays contaminés et qu’ils avaient présenté des tableaux cliniques compatibles.  Nous nous étions déguisé en cosmonaute la peur au ventre. 50 % ce n’est pas 5 % ! L’habillage lui-même était impressionnant. Il imposait par sa lourdeur et son aspect toute la gravité du virus Ebola. Mais finalement après deux ou trois patients tous négatifs, nous étions rapidement revenus à notre vie quotidienne. La barrière imaginaire que nous avions dressée entre la forêt tropicale africaine et nos quotidiens aseptisés d’une réanimation européenne s’était vite reconstruite. Ce qui tout d’un coup fait la particularité de la crise actuelle, c’est que cette barrière n’est plus imaginaire. Elle existait mais elle a été rompue. Et ces premiers patients qui arrivent nous le montre. C’est ça qu’ils nous montrent et rien d’autre car sinon ce sont des patients comme les autres. Ils ne sont pas peint en jaune ou en rouge. Ils nous disent, avant que la population ne le réalise à son tour, que nous ne sommes en sécurité nulle part. Ce qui nous rappelle un peu ce que nous avons vécu lors des attentats. Comme beaucoup de gens, quand je me rendais à Paris, prendre le métro devenait une épreuve. On ne pouvait plus se sentir à l’abri. Après  deux heures de TGV, je montais dans le tram à Bordeaux avec le net sentiment de m’être éloigné du danger.

Nous sommes d’emblée frappés par la jeunesse des premiers patients. Nous n’avons que les informations venant de Chine ou d’Italie où ce sont des patients plus âgés qui sont touchés. Et nos premiers patients sont jeunes. Mais pas que. Ils sont tous en surpoids. On apprend quand on pratique la médecine à prendre du recul par rapport à sa famille et à ses amis, on apprend qu’il ne faut pas transférer ses émotions personnelles sur les patients, qu’il ne faut pas projeter sur eux les images nos proches. Ce n’est pas enseigné mais nous l’apprenons très vite. Ces deux premiers patients d’une vingtaine d’années avec qui je peux parler me rappellent pourtant un de mes fils. Je ne comprends que maintenant pourquoi je n’ai pu me protéger de ce transfert malgré mon expérience. Tout d’un coup cette pandémie et l’angoisse qui l’accompagne ont réussi à anéantir cette couche protectrice que j’ai l’habitude de mettre entre les malades et moi. Cette émotion que je n’ai pas vraiment anticipée, tout occupé à anticiper autre chose, se saisit de moi sans résistance. Ce qui se passe c’est que je me retrouve tout d’un coup comme n’importe qui face a la peur que ce virus touche l’un des membres de ma famille. En particulier celui qui ressemble le plus à ces premiers malades par son âge et ses facteurs de risques.

Je viens de comprendre ce que c’est qu’une vraie gestion de crise. Ce n’est pas tant organiser, communiquer, ou prendre des décisions. C’est se retourner vers soi-même. Tout en acceptant que ma famille soit au même régime – pied de nez de l’inconscient vous dis-je- que toutes les autres, fragile devant ce virus, mettre de côté cette crise intérieure et y aller.