13 mars 2020. Désert.

(NB: écrit 3 jours avant la décision de premier transfert)

Drôle de situation pour un médecin réanimateur que de réfléchir à la question d’un tri des patients en vue de leur afflux pour infection à Coronavirus. Un réanimateur n’est pas un technicien, c’est avant tout une femme ou un homme d’un certain âge avec une certaine histoire, des amis, une famille et des enfants. Travaillant à Bordeaux, au CHU, dans la réanimation de première ligne d’accueil des patients cornonavirus graves, la question se pose de façon encore plus aigue. Elle se pose au sein de l’équipe, elle se pose autour de la réanimation chez nos confrères spécialistes d’organes dont les patients sont concernés, elle se pose aux urgences. Et dorénavant depuis que ce débat a été rendu public, elle se pose aussi dans la population. Le problème est d’autant plus difficile à résoudre qu’il y a une grande disparité régionale des moyens disponibles en réanimation. Nous sommes donc à Bordeaux, devant nos lits vides ou presque, nous avons tout préparé avec fébrilité, professionnalisme, émotion, et même une certaine peur. Cette peur, c’est celle de ne pas être à la hauteur des attentes de la population, celle de décevoir cette population qui nous fait confiance.  Ce n’est pas facile parce que nous ne croulions pas sous les moyens et que cette réorganisation demande à des gens qui n’ont pas le temps de travailler ensemble le reste de l’année de bien s’entendre, de bien communiquer et de rester efficace en mettant de côté les différences de culture et les habitudes. Alors nous sommes là comme dans le désert des Tartare (cette histoire aurait peut être plu à Dino Buzatti en tant qu’italien !) à attendre la guerre qui n’arrive pas. Nous nous tenons loins du front, malgré nous, ce front qui une fois encore est au Nord Est alors que nous sommes au Sud Ouest. Une sorte de nouveau Verdun ou plutôt une Blitz Krieg qui balaye la ligne Maginot. Déjà pendant les trois conflits les plus récents (1870,14-18,39-45), Bordeaux avait été choisi comme solution de repli, à l’écart du front. Mais loins de cette ligne Maginaire du covid-19, nos imaginaires sont eux aussi dépassés par ce virus. Nous sommes là et nous imaginons nos confrères opérer des tri insupportables : nous entendons des âges limite de 80 puis 75, et même 70 ans ! Nous ne savons pas si cela correspond à une réalité car nous n’arrivons pas à nous informer sur l’état exact de ces réanimations. Les réseaux sociaux colportent un certain nombre de nouvelles contredites le lendemain, ce qui substitue un bruit de fond au silence assourdissant de nos réanimations.

Un médecin, surtout s’il exerce en réanimation, n’est pas totalement naïf face a la question du tri. En fait ce tri il le fait tous les jours. Pourquoi ? Tout simplement parce que les techniques de réanimation permettent de traiter n’importe quelles défaillance d’organes. On peut remplacer cœur poumon rein. C’est d’ailleurs la question que nous posent certaines familles quand elles pressentent que nous allons arrêter la réanimation : « il est vivant pourquoi ne continuez-vous pas à remplacer les organes qui ne fonctionnent plus ? Pourquoi n’attendez vous pas que les choses s’arrangent et pourquoi êtes-vous si pressés pour le débrancher ? N’avez vous pas plutôt besoin de son lit  ? ». Nous expliquons à ces familles que ce n’est pas parce que la technique peut tout qu’on peut maintenir, si ce n’est indéfiniment, au moins un certain temps tout patient en vie. Que cette vie, dans les conditions physiques ou elle risque de parvenir, mérite pour autant d’être vécue. Il faut donc faire un choix entre la situation présente et l’imagination d’un futur. Mais un troisième élément n’est souvent pas partagé avec les familles et il fait pourtant irruption dans le débat autour du COVID-19. C’est un concept classique de l’éthique médicale : la justice distributive. Si on donne tous les moyens à un patient qui ne pourra en profiter en raison d’une qualité de vie altérée, alors des patients plus jeunes dans le pronostic aurait été meilleur ne peuvent profiter de ces mêmes moyens. C’est à ce titre que les décisions de tri difficile de ces équipes dépassées par le Coronavirus peuvent se justifier.

A 30 ans quand on exerce en réanimation, on est trop jeune pour se poser ces questions. On a la vie devant soi, on est encore plein de questions purement médicales. On a, pour ce qui est des influences extérieures à la vie hospitalière – je l’ai vécu et le vois encore aujourd’hui chez les internes -, tendance à suivre l’idéologie principale qui de nos jours est soit libérale et utilitaire (homme augmenté par exemple), soit identitaire (que vient faire ce virus de Chine dans nos vies quotidienne), soit écologique (et ce peut être alors l’acceptation un peu rapide d’un retour de bâton de la nature). On privilégie alors, et tant mieux, l’efficacité à toute autre question. Mais à 50 ans quelque chose apparaît de la vie qui la rend tout d’un coup différente voire précieuse. À 50 ans on n’est pas au milieu de sa vie, on rentre dans le dernier tiers et ce n’est pas quelque chose auquel on avait pensé avant. Chaque année devient importante. Or, ce virus décale tout. Il ne décale pas d’une semaine ou d’un mois le cours des événements, le cours des rendez-vous annuels qui rythment nos vies et nous permettent de nous repérer, les manifestations sportives culturelles ou politiques. Il les décale de plusieurs mois voire d’un an. Il produit donc une accélération, une sorte d’effacement du temps présent, un report d’aujourd’hui à demain. Et ce, dans un monde dont on percevait déjà auparavant l’accélération. L’urgence à bien vivre qui est probablement la découverte des 50 ans se retrouve totalement désarticulée par la nécessité de repousser à demain ce projet. Elle donne en tout cas une couleur différente à la question de la justice distributive. 

Car finalement, qu’est-ce que ce virus rappelle du réel ? Que la vie est fragile, que nous ne sommes qu’un corps vivant au milieu des autres corps vivant, sans supériorité intrinsèque ? Un quatrième deuil après celui imposé par les découvertes de Copernic, Darwin et Freud, comme le dit avec intelligence le paléontologue Pascal Picq ? Pas seulement. Que dans un pays moderne, sixième puissance mondiale, on peut être amené à trier des gens plus jeunes que nos parents et pas beaucoup plus vieux que nous. Que ces idéaux de justice distributive, que nous défendons habituellement face à un certain égoïsme médical, sont dans ce cas inacceptables. Nous nous surprenons même à rêver que, « quoi qu’il en coûte » comme le dit le président de la république, les patients de réanimation saturées du Grand Est soient transférés dans les réanimations vides du Sud-Ouest.