24 Janvier 2020
(NB: écrit s posteriori)
Il est 16 heures et je suis de garde ce soir. Je viens d’apprendre qu’un patient suspect de covid-19 – ce n’est encore à ce moment là qu’une lointaine maladie – va être admis dans mon unité. Le patient ne nous est pas adressé à cause de sa gravité, nous ont prévenu les médecins de la cellule REB (risque émergent biologique). Je vaque à mes occupations de fin d’après midi et à 17h comme à chacune des prises de garde nous faisons la « contre visite (CV) », c’est à dire que nous revoyons avec l’ensemble des internes les patients hospitalisés et nous pointons ensemble les éventuels problèmes de la nuit qui arrive. Cette CV nous la faisons tous assez rapidement, l’esprit – en tout cas le mien – déjà préoccupé de cette arrivée imminente. L’irruption régulière des médecins infectiologues venant nous informer des derniers détails – ils sont en ébulition car il s’agirait du premier patient européen – ne fait que rajouter à cette drôle d’ambiance.
A 18h alors que nous finissons, le cortège du SAMU sonne à la porte de notre service. Tout est en place de notre coté, nous avons prévu pour ce patient une chambre dite à flux. Le flux d’air est inversé et permet à chaque fois que la porte s’ouvre d’aspirer de l’air de l’extérieur et de garder la présence d’éventuels particules virales flottantes dans la chambre du patient. Il est maintenant devant nous, portant un masque chirurgical, encore habillé de ses habits de ville. Il est calme et se laisse faire. Nous portons nous aussi un masque, une charlotte (couvrant la tête), une surblouse et des gants. Le couple infirmier (Luc) et aide soignante (Cathy) me regardent bizarrement car les médecins du SAMU sont habillés comme des cosmonautes. Cela m’agace car ce ne sont pas nos recommandations internes pour ce type de virus. Leur habit est plus adapté au virus EBOLA, qui, nous le savons, se transmet extrêmement facilement de la peau à la peau et qui nécessite donc de superposer plusieurs couches entre le patient et nous. Une fois ces médecins repartis et alors que nous aidons le patient à se déshabiller, je commence à parler avec lui et à inspecter sont état respiratoire. En même temps j’explique à Luc et Cathy les raisons de notre habillage plus léger et les rassure. Le patient parle tout à fait normalement. Il n’est pas essoufflé mais a de la fièvre et tousse. Il s’appelle Mr Chu ! « Bienvenue chez vous » lui dis-je. Il a un sourire complice et me dit être franco-chinois. Il revient depuis la veille de chine et notamment de Wuhan. Il est d’origine chinoise, commercial me dit-il entre la chine et bordeaux. Il a eu l’excellent réflexe de porter un masque dans l’avion et surtout d’appeler sa femme de l’aéroport en lui disant de se confiner pour éviter de la contaminer. Cela nous prend quelques minutes. Ce n’est pas un patient aussi lourd que ceux que nous admettons d’habitude en réanimation. Il a été décidé de l’admettre chez nous à cause de notre habitude à respecter les mesures d’hygiène mais aussi car, après tout, personne ne sait exactement encore à ce moment là comment les choses peuvent évoluer. Nous n’avons encore aucune information fiable de la chine.
Je passe un certain temps, alors que Luc et Cathy sont encore dans sa chambre, à lire les recommandations qui nous avaient été fournies par l’équipe REB. Elles sont assez touffues et je grogne intérieurement de leur complexité. J’ai plusieurs textes à lire car plusieurs situations peuvent être rencontrées selon que le patient soit intubé ou non, selon le type de virus etc… De plus les infectiologues m’ont également apporté un autre document évidemment pas tout à fait semblable au mien. Je dois donc essayer de faire une synthèse.
J’en suis là quand Luc sort une tête de la chambre et me demande comment gérer les urines du patient. Avec le fameux virus Ebola je sais qu’il faut les vitrifier et les évacuer selon un circuit et une procédure assez lourde. Il n’est pas question d’une telle lourdeur pour ce virus, plus fragile, moins dangereux. Je lis dans les recommandations que le patient peut uriner dans les toilettes normales. Je demande donc à Luc, quelque peu abasourdi, d’accompagner ce patient aux toilettes du service, habituellement utilisées uniquement par le personnel. Il est en effet impossible à un patient lambda de se déplacer tant les défaillances qui l’ont amené en réanimation l’en empêchent. Ils sont alors sondés. Ce serait en revanche exagéré de mettre une sonde urinaire à ce patient. Luc, paré de sa surblouse, de son masque ffp2 et de sa charlotte, va alors accompagner le patient qui porte lui un masque chirurgical. Etrange procession dans le couloir. Irréelle aussi bien par le caractère exceptionnel que je viens de rappeler que par le contraste entre le bruit médiatico-scientifique qui accompagne déjà ce premier patient européen et la trivialité d’un homme qui va aux toilettes dans un pyjama hospitalier.
Je découvrirai le surlendemain de ma garde – alors que je reviens dans le service après ma journée de récupération – que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. Les recommandations que j’ai lues étaient celles des infectiologues car dans leur service, où les patients sont en effet moins graves, des toilettes sont attenantes à chaque chambre et le patient n’a que 2 mètres à faire pour s’y rendre. Il n’était pas logique de conduire un patient toussant dans le couloir de la réanimation, même avec un masque. Mes collègues m’en font part avec délicatesse et nous rigolons de cette mésaventure.
En y repensant a posteriori, quand toute la gravité de cette maladie nous apparaitra, je crois simplement avoir voulu normaliser – à l’excès – ce phénomène viral et ne pas m’éloigner du fantasme rassurant – c’est encore à ce moment là plausible – d’une maladie finalement pas si terrible. Quoi de mieux alors que de se réfugier dans la trivialité d’un besoin urinaire à satisfaire le plus naturellement du monde. J’ai tout de même fait attention à l’état de Luc les jours qui ont suivi. Plus tard, nous en avons plaisanté ensemble et quel ne fut pas mon plaisir, alors que je l’avais présenté à un photographe de Sud Ouest venu faire un reportage, quand la photo choisie pour faire la Une du journal fut une photo de Luc penché sur un patient atteint de covid 19 .. on avait presque l’impression qu’il était en train de lui poser une sonde urinaire…