Dans cette affaire de teflon, il y’a du déni. Rien n’accroche jamais sur cette surface lisse, mais là, la couche d’agent perfluoré, l’agent chimique à la base de nombreux produits dérivés dont le teflon, en a pris un sérieux coup. Et elle nous accroche au sens littéral du terme. C’est alors, comme ailleurs dans ce blog, une couche de déni qui tombe brusquement. 

Les ingrédients dans la poêle du déni sont rappelés dans cet article mais aussi et surtout dans le film. Nous sommes tous consommateurs, tous responsables donc, tous informés superficiellement, mais personne n’a gratté la couche superficielle. Quand l’évidence est devant les yeux, le premier réflexe est de regarder ailleurs. Il a fallu cet avocat, remarquable non seulement car il a su défendre avec une incroyable opiniâtreté le dossier, mais surtout car il a réussi à aller à l’opposé des convictions de son cabinet. Remarquable aussi car c’est en menant l’enquête au plus près du terrain, au contact du bon sens de cet agriculteur américain – en fait le vrai lanceur d’alerte – qu’il a réussi à inverser le rapport de force avec une firme multinationale.

Encore un exemple de déni industriel à rapprocher d’autres passages de ce blog (mediator, lubrizol) mais aussi emblématique de la contradiction fondamentale qu’il peut y avoir entre une certaine croissance libérale et les dégâts causés à l’environnement et à l’homme qui y habite. 

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« “Dark Waters” raconte l’histoire d’une contamination mondiale et méconnue »

Par Stéphane Foucart

Publié le 29 février 2020

Les PFAS, au centre du film de Todd Haynes, sont associés à de nombreuses pathologies et présents aussi bien dans les antiadhésifs en cuisine que dans certains matériaux textiles ou pour le bâtiment, raconte dans sa chronique Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

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Mark Ruffalo dans « Dark Waters », de Todd Haynes. MARY CYBULSKI

Certains scandales, bien que réels et documentés, n’éclatent jamais vraiment. Ils sont connus de quelques initiés, mais ne parviennent pas à s’imposer dans la grande actualité, celle qui forme le tronc commun des faits présents à l’esprit de tous. L’indignation qu’ils suscitent, ils ne la suscitent qu’en vain, dans de petits cercles de scientifiques, de juristes, de riverains, de journalistes ou de militants.

L’une des raisons à cela est que certains scandales sanitaires ou environnementaux sont, au sens littéral du terme, indescriptibles. Des mots intelligibles et des situations concrètes manquent pour en raconter l’histoire. C’est tout l’intérêt de Dark Waters, sorti en France le 26 février. Outre ses qualités cinématographiques, saluées par Thomas Sotinel dans les colonnes du Monde, le film de Todd Haynes a peut-être une chance d’attirer l’attention sur une question demeurée largement sous le radar médiatique en Europe, alors qu’elle concerne l’ensemble de la population.

Lire aussi: Dans « Dark Waters », de Todd Haynes, le voyage d’hiver d’un avocat héroïque

Tirée de faits réels, l’histoire a déjà fait l’objet d’une enquête-fleuve publiée en janvier 2016 par le New York Times Magazine. Elle met en scène un avocat aux prises avec un géant de la chimie, accusé par une petite communauté de Virginie-Occidentale d’avoir contaminé leur environnement avec des substances dangereuses.

Chacun d’entre nous

Substances dangereuses : voilà une qualification un peu facile. Les produits dont il est question appartiennent à une grande famille chimique regroupant les alkyls perfluorés et les polyfluorés sous le nom de « substances per- et polyfluoroalkyliques » (PFAS). A cette famille appartiennent notamment l’acide perfluorooctanoïque (PFOA), le sulfonate de perfluorooctane (PFOS), l’acide perfluorononanoïque (PFNA) ou encore l’acide perfluorohexane sulfonique (PFHxS), et bien d’autres. Ce n’est pas seulement le mur de la complexité qui se dresse entre le problème et sa prise de conscience : c’est aussi celui de la prononciation.

Chacune de ces substances a des propriétés toxicologiques particulières. Certaines sont associées à des pathologies thyroïdiennes, hépatiques, d’autres à certains cancers, à des troubles de la fertilité et de l’immunité, ainsi qu’à des troubles métaboliques ou neurocomportementaux. Elles ont en commun d’agir à des doses d’expositions infimes et, surtout, de ne se dégrader que très lentement. Voire de ne pas se dégrader du tout. Elles s’accumulent dans l’environnement et contaminent les ressources en eau, de même que la chaîne alimentaire. Le problème est aussi qu’elles s’accumulent dans les organismes de ceux qui y sont exposés – c’est-à-dire à peu près chacun d’entre nous. Aux Etats-Unis, on leur a trouvé ce sobriquet : les forever chemicals. Des substances de synthèse pour l’éternité, en somme.

Il y a un deuxième voile d’hermétisme tiré sur ce scandale. Car si Dark Waters raconte une histoire à la trame familière, circonscrite dans l’espace et le temps, scandée par les aventures de ses personnages – victimes ou bourreaux, héros ou complices –, la réalité est bien plus diffuse, insaisissable. Des PFAS, on en trouve à peu près partout. Les victimes potentielles se comptent probablement par millions, ignorent généralement leur statut de victimes et ne sont tenues par aucune unité de lieu ou de dramaturgie.

Mousses anti-incendie

Quant aux responsabilités indirectes, elles sont aussi nombreuses – même si les firmes DuPont et 3M sont les principales coupables. Les PFAS sont surtout connus pour être produits par la fabrication de certains revêtements antiadhésifs (notamment les surfaces d’ustensiles de cuisine). Mais ils sont aussi – ou ont été – mis à profit pour une variété d’applications. Ils sont utilisés dans les mousses anti-incendie, des procédés de traitement des métaux, des imperméabilisants utilisés dans la tannerie ou l’industrie textile, on les trouve encore dans des matériaux de construction, des enduits, des pesticides, des détergents, des emballages alimentaires, des semi-conducteurs, etc.

Rejets industriels, ruissellements des décharges, bases militaires fortement utilisatrices de mousse anti-incendie sont les principales routes par lesquelles ces substances se sont taillé un destin mondial et se sont progressivement incrustées un peu partout dans l’environnement. Et donc dans toute la population, ou presque.

En 2015, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a été saisie de la question par la Commission européenne. Ses experts rédigent un volumineux rapport sur le sujet et proposent un niveau d’exposition acceptable, pour la somme des quatre principaux PFAS, de 8 milliardièmes de gramme par kilo de poids corporel et par semaine. Or, les estimations de l’exposition réelle de la population indiquent, selon l’EFSA, qu’une part importante des Européens sont exposés au-delà, et souvent bien au-delà, de ce seuil de sécurité. Une situation jugée « préoccupante » par l’agence, bien peu suspecte d’alarmisme.

L’histoire racontée par Dark Waters va donc, en réalité, bien au-delà d’une bataille locale entre une firme sans scrupule et une communauté de riverains empoisonnée. Elle résume et incarne l’histoire d’une contamination mondiale qui demeure méconnue. Le film de Todd Haynes sera peut-être une première étape dans la prise de conscience du problème. Une deuxième étape pourra être la lecture du dernier livre du grand épidémiologiste américain David Michaels (George Washington University), The Triumph of Doubt : Dark Money and the Science of Deception (Oxford University Press), dont un chapitre est consacré aux PFAS. En attendant la traduction de cet ouvrage indispensable, il faut cependant savoir lire l’anglais (et avoir le cœur bien accroché).