Carlos Ghosn. Incroyable histoire que cette évasion. Incroyable et même sidérante tant elle révèle grossièrement le déni du libéralisme. Ce libéralisme financiarisé et mondialisé si magnifiquement représenté par ce capitaine d’industrie tant vanté il y’a encore peu. Comme si les commentateurs avisés et admiratifs d’hier, pris eux aussi dans un déni sidérant, n’avaient pas eu depuis longtemps connaissance de l’ingéniosité et de la perversité des mécanismes financiers déployés par Ghosn dans sa gestion industrielle. Et puis l’homme, libéralisé et mondialisé lui même. Apatride, surfant avec plusieurs passeports, volant de pays en pays, de maisons en maisons, tutoyant les rois de l’évasion fiscale et dorénavant ceux de l’évasion tout court.

Bref, en lisant cet article, je ne pouvais m’empêcher de penser au culot de cet homme. Ne se réveille-t-il pas brusquement la nuit avec un fulgurant sentiment d’usurpation ? Usurpation de l’idée de liberté même, qui se cache si hardiment derrière la conception économique de libéralisme. Car de quelle liberté faut il se prévaloir pour prétendre échapper à la justice ? Ou tout simplement pour dénoncer la dureté d’un régime judiciaire japonais qu’il vient pourtant brutalement de légitimer.

Il n’y a que le déni propre à la névrose de cet homme – et la fuite en avant en est un symptôme évoqué à d’autres reprises dans ce blog – renvoyant à celle du libéralisme ultra-financiarisé dans lequel nous vivons, pour expliquer cela. Ce libéralisme qui trouve dans les feux australiens l’écho du retour du réel de la nature face au changement climatique auquel il aboutit et qui en constitue la limite. La limite du réel apparait maintenant aussi à Carlos Ghosn. L’incendie est déclenché pour le coup dans l’esprit de simples citoyens, ayant eu pourtant d’autres raisons à leurs réveils nocturnes. 

Quelle force de la raison leur faudra-t-il pour ne pas sombrer dans le populisme à la lecture de l’article qui suit ?

Le Monde 3 janvier 2020. 

Analyse. Mercredi 8 janvier à Beyrouth, lors d’une conférence de presse probablement très orchestrée, Carlos Ghosn va une fois de plus clamer son innocence, pointer l’iniquité de la justice japonaise et révéler quelle stratégie il va adopter dans sa nouvelle existence de fugitif. Mais au lendemain de sa spectaculaire évasion du Japon, où il est accusé d’abus de confiance aggravé et de fraude dans ses fonctions de PDG de l’alliance Renault Nissan, ce rebondissement stupéfiant ressemble surtout à une fuite en avant.

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Le communiqué publié quelques heures après son arrivée au Liban le 30 décembre dit tout de son état d’esprit. « Je ne serai plus otage d’un système judiciaire japonais truqué dans lequel la culpabilité est présumée. Je n’ai pas fui la justice – j’échappe à l’injustice et la persécution politique », soutient-il. D’emblée, le PDG déchu se positionne donc comme un justiciable extraordinaire, capable de choisir qui peut le juger et comment il peut faire valoir ses droits. Alors que, selon le New York Times, il a été contacté par un producteur américain, le plus célèbre des Libanais a décidé de contrôler jusqu’au bout le scénario de sa propre histoire, fût-ce au mépris du droit.

Une curieuse conception de la justice

En récusant la justice d’un Etat démocratique, il s’arroge la possibilité de sélectionner le système d’accusation auquel il doit répondre, de préférence, le plus favorable possible à son égard, le tout avec la complaisance de ses communicants et d’une partie de l’opinion publique. En ces temps agités, où le droit et l’autorité publique sont régulièrement bafoués, il est bon de rappeler que Carlos Ghosn est accusé d’avoir enfreint la loi japonaise, pour des faits qui se sont déroulés dans l’archipel, au détriment des intérêts d’une entreprise nippone. Encourager le fait qu’il échappe à un tribunal ou bien qu’il soit jugé dans un autre pays participe d’une curieuse conception de la justice.

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Avec l’affaire Ghosn, nombre d’Occidentaux ont découvert les particularités de la justice nippone et, par certains aspects, sa dureté, qui est incontestable. Sa famille et ses avocats n’ont eu de cesse de dénoncer le traitement qu’il a subi. Toutefois, les conditions de son évasion conduisent à relativiser ces critiques. D’abord, s’il a pu s’échapper, c’est parce qu’il bénéficiait d’un régime – proche du favoritisme dans le système japonais – de liberté surveillée, qui, visiblement n’était pas si strict qu’on a pu le dire.

Si l’ex-PDG avait été arrêté en Chine ou en Russie, aurait-il eu la moindre possibilité de s’enfuir ? A écouter certains commentaires, la fuite de Carlos Ghosn entre dans la lignée des grandes évasions comme celle du narcotrafiquant El Chapo. La réalité est plus prosaïque. Si l’ex-PDG s’est fait la belle, c’est parce qu’il a bénéficié d’une certaine mansuétude par rapport au commun des Japonais et que le dispositif de surveillance dont il faisait l’objet a révélé de nombreuses défaillances dont les autorités japonaises auront à répondre.

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Le système judiciaire japonais est-il beaucoup plus injuste que le système américain, où le taux de plaider coupable est de 90 %, le taux de condamnation de 98,5 %, un record mondial, pour un taux d’incarcération par habitant de 666 pour 100 000 habitants, contre 55 au Japon ? Pourtant, on respecte l’un, tout en qualifiant l’autre de moyenâgeux avec une bonne dose de méconnaissance de la culture japonaise.

Une mauvaise nouvelle pour Renault-Nissan

Le fossé culturel est parlant à propos du concept de libération sous caution, auquel le parquet de Tokyo était très réticent, à raison a posteriori. Le cynisme du chef d’entreprise a eu raison de la parole donnée à la justice dans un pays où celle-ci est sacrée.

Un certain nombre d’associations des droits de l’homme ont eu l’espoir que ce cas très médiatique contribue à faire évoluer le système judiciaire japonais. La fuite de Carlos Ghosn conduira probablement, au contraire, à son raidissement.

Ce qui est sûr, c’est que ce rocambolesque épisode est une mauvaise nouvelle pour l’alliance Renault-Nissan. Pendant des semaines, voire des mois, les péripéties de l’évasion vont parasiter le fonctionnement des deux entreprises qui sont en convalescence et au bord du divorce. On ne le dira jamais assez : les difficultés qu’elles traversent sont le fruit de décisions ou, pire, de non-décisions, bien antérieures à l’arrestation de Carlos Ghosn. C’est lui qui est responsable de la nomination des deux directeurs généraux – Thierry Bolloré et Hiroto Saikawa – qui viennent d’être limogés et du manque de vigilance opérationnelle, dont les effets n’ont pas fini de se faire sentir.

Avec la fuite de Carlos Ghosn, l’affaire va continuer à polluer l’atmosphère au sein du groupe. D’abord, l’Américain Greg Kelly, son ancien bras droit, considéré comme la cheville ouvrière des montages financiers litigieux, est toujours au Japon dans l’attente de son jugement. L’escapade de son mentor pourrait l’inciter à devenir beaucoup plus bavard pour atténuer la peine qu’il encourt. Ensuite, de nouveaux éléments à charge pourraient être révélés prochainement, sans que le principal intéressé puisse un jour y répondre.

De leur côté, les autorités françaises doivent faire preuve dans cette affaire d’une extrême prudence pour éviter de jeter de l’huile sur le feu. La déclaration de la secrétaire d’Etat à l’économie, Agnès Pannier-Runacher, qui a affirmé le 2 janvier que Carlos Ghosn ne serait pas extradé s’il venait en France est, de ce point de vue, un message inutile et précipité, qui peut être interprété comme un bras d’honneur supplémentaire aux autorités japonaises au détriment des intérêts tricolores dans cette affaire.

Si l’objectif de Carlos Ghosn était de laver son honneur, on voit mal comment il pourra y parvenir en se soustrayant à la justice. Le présumé innocent pourrait devenir présumé coupable à vie faute d’avoir accepté un procès contradictoire, qui risque désormais de ne jamais avoir lieu.