Un article paru dans Libération récemment et dont voici le lien (s’il ne marche pas, le texte est copié ci dessous).
Il traite du lien entre émotions et comportement, qui, si il est acquis concernant les humains, a longtemps été nié chez les animaux. Ceux ci n’auraient eu que leur instinct. C’est faux.
A ce stade de la recherche, la seule émotion non partagée avec les animaux serait la culpabilité. Tant pis pour nous car, une fois cet anthropodéni levé, c’est bien d’une pointe de culpabilité qu’il s’agit…
Entretien avec Franz De Waal, anthropologue américano-néerlandais.
Les scènes s’enchaînent. Une éléphante console une compagne en enroulant sa trompe autour d’elle. En laboratoire, un rat essaie de libérer un congénère en détresse, enfermé dans une cage en verre. Deux beaux exemples d’empathie. Un chimpanzé fronce le nez quand il se met à pleuvoir des cordes, et affiche un «visage de pluie». Il peut aussi rire si on le chatouille. Comme un humain ? Vraiment ? Oui, affirme le primatologue et biologiste américano-néerlandais Frans de Waal dans son nouveau pavé, la Dernière Etreinte, le monde fabuleux des émotions animales… et ce qu’il révèle de nous. Un pied de nez érudit, truffé d’observations et d’expériences, à ceux qui s’accrochent à l’idée d’un homme à part, unique, et surtout supérieur. Après avoir – entre autres – montré à quel point le chimpanzé est un animal politique ou comment les primates se réconcilient, Frans de Waal, qui enseigne à l’université d’Emory et dirige le centre de Yerkes sur les primates à Altanta (Etats-Unis), nous embarque dans le monde de la tristesse, du désir, de la joie, de l’attachement. Et c’est une nouvelle barrière entre l’homme et l’animal qui tombe.
En 1872, Charles Darwin publiait l’Expression des émotions chez l’homme et les animaux. Plus d’un siècle plus tard, vous remettez sur le devant de la scène l’existence d’émotions animales. Pourquoi tant d’années à les nier ?
Cela s’explique par la longue domination du courant behavioriste [selon lequel le comportement observable est essentiellement conditionné soit par les mécanismes de réponse réflexe à un stimulus donné, soit par l’histoire des interactions de l’individu avec son environnement, ndlr]. Aux Etats-Unis, les chercheurs qui s’en réclamaient, comme Burrhus Frederic Skinner, pensaient qu’il fallait ne s’attacher qu’à l’extérieur, aux comportements seulement. La pensée, les sentiments, les émotions étaient comme tabous. Initialement, les behavoristes ont appliqué cette vision aux hommes et aux animaux. Puis, dans les années 60, il y a eu une révolution opérée par les psychologues qui ont commencé à se pencher sur la cognition humaine. Plutôt que d’admettre que des émotions influençaient les comportements, les behavoristes ont alors préféré considérer que l’homme et l’animal étaient différents… Désormais, une génération de jeunes scientifiques montre, chaque semaine, que l’animal est capable de bien plus que de simples apprentissages ou d’avoir de l’instinct.
Quelle est la différence entre un instinct et une émotion ?
L’instinct est souvent utilisé en biologie pour décrire un éventail de comportements. Par exemple, à la saison ad hoc, des oiseaux vont collecter des branches et commencer à construire leur nid. On appelle cela un instinct car tous les oiseaux font la même chose. Une émotion, c’est autre chose : il s’agit d’un état du corps qui nous prépare à l’action. Mais l’action n’est pas prédéfinie. Un rat qui voit une ombre étrange en labo a les extrémités froides. C’est ce que produit la peur, chez les humains aussi. Mais cette émotion ne dit pas au rat ce qu’il doit faire. Il a besoin d’évaluer la situation. Dois-je rester cacher ? Dois-je courir ? Me battre ? Il n’y a pas de lien direct entre le stimulus et la réaction, mais un moment de jugement.
Selon vous, les animaux peuvent être affectés par la mort d’un autre animal…
Ils perçoivent très bien la mort d’autrui. Les chiens, par exemple, savent que ce n’est pas temporaire. Quand Mama, la doyenne des chimpanzés du zoo d’Arnhem, aux Pays-Bas, s’est éteinte, les femelles étaient silencieuses, ce qui est peu courant chez les chimpanzés. Comme les mâles, elles fouinaient et inspectaient le corps, comme pour s’assurer qu’elle était bien morte – de la même manière que, dans les services d’urgences des hôpitaux, on vérifie que les patients sont bien morts. D’autres femelles, enfin, ont apporté une couverture et l’ont déposée sur Mama.
Ne faites-vous pas de l’anthropomorphisme là ?
D’abord, je relate des observations. Et j’ajoute que l’argument de l’anthropomorphisme, enraciné dans l’idée que l’homme est unique, répond au désir de mettre les êtres humains à part et de renier leur animalité. Je pense que ne pas voir nos similitudes est une forme d’«anthropodéni».
Les animaux ont-ils conscience de leur propre fin ?
Je ne sais pas s’ils ont conscience de leur finitude. Je n’en ai pas la preuve. Mais je sais qu’ils sont capables d’attachement. Il y a des femelles chimpanzés qui continuent de porter leur bébé mort pendant des jours. Dans une forêt de l’Afrique de l’Ouest, on a ainsi vu une guenon transporter son petit pendant vingt-sept jours. On a également observé des dauphins faire cela.
Attachement d’accord, mais chagrin aussi ?
Il doit y avoir des similarités avec notre chagrin. En termes de psychologie, mais aussi de physiologie. Une mère chimpanzé qui perd son enfant continue d’avoir du lait. Et un fort taux d’ocytocine, cette hormone de l’attachement.
Vous parlez surtout de mammifères. Les autres animaux connaissent-ils des émotions ?
Tous les animaux qui ont un cerveau ressentent des émotions ou passent par des états émotionnels. Mais même des chercheurs qui travaillent sur les insectes, les fourmis notamment, se posent la question de leurs émotions.
Y a-t-il une émotion qui, plus que les autres, est partagée par l’homme et l’animal ?
Dans les années 70, le psychologue américain Paul Ekman a établi la liste des émotions universelles, celles que l’on retrouve dans toute l’humanité. Il n’y en a que six (tristesse, joie, colère, peur, dégoût, surprise). Il faut dire qu’Ekman étudiait les émotions dans leurs relations aux expressions faciales. Bref, Ekman ne se concentrait que sur le visage. Ainsi, il n’a pas mentionné l’attachement, l’espoir, l’amour, l’empathie… La liste des émotions est très longue. Et je pense que nous les partageons toutes avec les animaux, sauf peut-être la honte et la culpabilité. Même si les chiens agissent parfois comme s’ils se sentaient coupables, s’ils ont mordu par exemple. Et anticipent la punition. Je n’ai aucun organe dans mon corps que vous ne trouverez pas chez une grenouille, par exemple. Les émotions sont un peu comme les organes : nous partageons les mêmes.
Les animaux savent-ils maîtriser leurs émotions ?
Pour mesurer cela chez les humains, nous avons le test du marshmallow. Vous en placez un sur une table devant un enfant et vous lui dites que s’il attend et ne le mange pas, il en aura un deuxième. L’enfant reste assis, s’endort, essaie de ne pas le regarder, tourne autour : il fait preuve de self-control. Soumis à un test comparable, des grands singes et un perroquet nommé Griffin ont résisté aussi longtemps que l’enfant : une bonne vingtaine de minutes.
Au fond, n’avons-nous pas pendant longtemps considéré les animaux comme le furent les bébés : des estomacs sans émotions ?
Exact. Dans les hôpitaux américains on a longtemps pratiqué la circoncision sur des nouveau-nés sans anesthésie en partant du principe qu’ils ne ressentaient aucune douleur. Comme les bébés ne peuvent pas parler et les animaux non plus, les gens croyaient qu’ils n’éprouvaient rien. Il est bizarre que nous attachions autant d’importance au langage. Si je tape un éléphant avec un gros bâton et que ce dernier recule sans réagir, faut-il en déduire qu’il n’a rien ressenti ?
Selon vous, cette continuité entre les émotions humaines et animales détruit «l’illusion que l’esprit humain a été inventé par nous». Vous allez à l’encontre de nombreuses croyances, notamment religieuses…
Oui. Nous avons l’impression que nous sommes des êtres rationnels, que les émotions sont secondaires. Nous ne les apprécions pas. Surtout les hommes, d’ailleurs. Ils regardent de haut les femmes, notamment parce qu’ils les jugent plus émotionnelles qu’eux. Je ne suis pas d’accord avec ce constat. Il suffit d’observer des supporteurs français ou néerlandais lors d’un match de foot pour s’en apercevoir. La raison n’est pas tout. Hommes ou femmes, nos émotions sont à la base de la plupart des décisions que nous prenons. Même si nous pouvons y injecter un peu de rationalité.
Vos découvertes ne devraient-elles pas modifier la façon dont on traite les animaux ?
On me demande souvent si je suis végétarien. Je suis biologiste et je crois dans le cycle de la vie. Autour de nous, les animaux mangent d’autres animaux, ou se nourrissent de plantes. C’est comme cela que la chaîne alimentaire fonctionne dans le monde. Et je n’y suis pas opposé. Je mange de la viande mais je ne suis pas sûr que nous devons en consommer autant. En revanche, ce qui est important à mes yeux, c’est la façon dont les animaux sont traités avant qu’ils ne soient mangés, l’existence qu’ils mènent. Il y a très longtemps, on les chassait dans la nature. C’est une situation beaucoup plus acceptable à mes yeux que la façon dont on enferme aujourd’hui les veaux ou les cochons, ou dont on empile les poulets dans d’immenses hangars.
Animaux, humanité. Nous continuons d’évoluer ? Quelle sera, selon vous, la prochaine étape ?
J’espère que les primates, dont beaucoup ont du mal à survivre, pourront continuer à évoluer. Concernant les animaux domestiques, ils changent sans arrêt parce nous les changeons. Quant aux êtres humains, je suis convaincu que notre système immunitaire mute toujours car il a besoin de s’adapter. Mais au niveau mental ou psychologique, je ne suis pas sûr que nous évoluons.
Si nous n’évoluons pas mentalement et psychologiquement, est-ce que nous régressons ?
J’espère que non. (Rires)Matthieu Écoiffier , Catherine Mallaval FRANS DE WAAL LA DERNIÈRE ÉTREINTE Les Liens qui libèrent, 390pp., 23,50€.