A la vitesse insensée où les films, bons comme mauvais, se succèdent dans les salles, il faut foncer voir « 120 battements par minute », l’histoire de la montée d’actup dans le combat contre le SIDA. Ce film est à voir en urgence car il y montre une urgence à vivre, urgence à se battre, urgence à bouger, à acter, à casser le déni ! Ce film se situe idéalement sur le fil rouge du blog. Voyons en quoi.
Un regret
je n’ai pas saisi l’urgence sociale
D’abord un regret, profond, m’a assailli pendant le film. Car j’étais jeune externe en médecine en 1990 dans un service de maladies infectieuses de province et j’ai participé à la prise en charge de ces jeunes patients sidéens qui affluaient et pour beaucoup mourraient sans défense (immune et autres). Chaque matin, je n’ai trouvé, dans le souvenir qui me reste, qu’un plaisir un peu cynique à voir défiler toutes les pathologies infectieuses les plus exotiques que j’avais tant de mal à apprendre dans mes livres. Je me protégeais plus ou moins facilement des émotions que soulevaient ces patients dont certains avaient mon âge, et dont la seule impression de sidération laissée sur le visage des médecins seniors aurait du me mettre la puce à l’oreille. J’essayais d’être un bon étudiant, consciencieux, mais je n’ai pas saisi l’urgence sociale, l’urgence à réfléchir à la condition des homosexuels, l’urgence à remettre le patient au centre de sa prise en charge. Il était certainement plus pratique de se dire, comme une jeune lycéenne s’exclame dans le film, que cela n’arrivait qu’à une certaine communauté et que cela ne pouvait me toucher.
Actup, en combattant moins contre la maladie elle même que contre ceux qui ne la prennent pas au sérieux dans sa dimension sociale, ne fait pas cette erreur. Actup combat l’Etat qui refuse d’en considérer l’urgence d’autant plus que les communautés touchées sont les « pd, les putes, les prisonniers », les labos pharmaceutiques dont les stratégies commerciales priment sur la santé publique, les médecins enfin, qui prennent ces patients comme les autres, c’est à dire comme des enfants qui doivent suivre leur consigne. C’est à ce petit groupe de jeunes gens réunis dans un amphi les mardi soir quelque part à Paris que l’on doit l’immense effort de levée de ces trois dénis institutionnels.
Radicalité
Face à ce déni des forces conservatrices (mon attitude d’étudiant en médecine y participait), il a fallu à Actup débattre de la question du niveau de radicalité.
Cette question est centrale dans le film qui montre la radicalité dans sa fragilité (les actions en permanence sur la corde raide finissent par parfois déraper: le débat sur le menotage du président de l’institution médicale de lutte contre le SIDA est éloquent !), dans sa créativité aussi (les sittings sont impressionnants, les slogans choquent..). Le film réveille des souvenirs d’ouverture des JT de l’époque (capote sur l’obélisque, même si cela est juste évoqué dans le film) et se permet même d’aller au delà de la réalité (l’idée de rougir la seine n’est en effet restée qu’une idée).
La force de radicalité n’a d’égal que la force avec laquelle la société a tenté et tente encore de recouvrir
On y mesure avec beaucoup d’acuité à quel point le moteur de ces activités est de provoquer une réaction, de faire exploser la bienpensance, les conservatismes, d’empêcher les forces du déni de recouvrir le réel. On est interpelé par ces explosions radicales, on se tord dans son siège devant l’explosion des fausses bombes de sang sur le visage des responsables institutionnels. La force de radicalité n’a d’égal que la force avec laquelle la société a tenté et tente encore de recouvrir la réalité du sida, des identités sexuelles, du réel du sexe et de sa centralité dans la relation à l’autre.
Il est assez piquant de voir à quel point la radicalité est assimilée à une révolution immature d’une espèce d’adolescence de la pensée, au contraire d’une espèce de pensée paternaliste pseudo adulte alors même que cette radicalité est profondément adulte car beaucoup plus proche du réel. Ce sont les enfants à qui on raconte ou qui se racontent des histoires.
Un débouché: le désir
Néanmoins, il faut que cette radicalité débouche, il faut qu’elle transcende, qu’elle aboutisse à un regain de désir et non à un regain de jouissance. Je ne suis pas très proche du slogan de mai 68 « jouir sans entrave ». Désirer sans entrave au sens psychanalytique du terme me paraît plus intéressant ! Cette question n’est pas étouffée dans le film, puisque un idéal hédoniste est montré, déni du réel dont sont frappés à leur tour les membres d’actup, il est vrai mis en situation d’urgence à vivre et se mettant plutôt en urgence à jouir.
Désirer plutôt que jouir sans entrave
Les flash rythmés des night clubs et de la sensation pulsatile de la musique Dance rythment cette question tout au long du film. Je leur préfère, tout en comprenant cette urgence, le sens, le désir habité des activistes qui au cours de leur réunion du mardi établissent le plan de lutte, ou opposent leurs arguments pertinents aux labos pharmaceutiques ou aux membres de l’agence de santé.
Si vous cherchez encore une définition du désir « psychanalytique”, en voici un beau moment.
Parmi les acquis d’actup, acquis du désir, il y’a le repositionnement du patient au centre du jeu en tant qu’acteur et non en tant que malade passif et infantilisé par l’institution médicale et pharmaceutique. On entend en ce moment avec le scandale du Levothyrox qu’il y’aura un avant et un après car les plaintes des patients ont obligé l’Etat et donc le laboratoire à remettre en route la production de la formule antérieure du produit.
Très bien, mais s’il doit y avoir un avant et un après, c’est à Actup qu’on le doit. C’est au cours de ces combats que les traitements ont été donnés pour les premières fois à titre compassionnel (c’est à dire au cours du processus de recherche avant même que la preuve d’efficacité ne soit encore faite, juste après que les essais de safety aient eu lieu, et bien avant que le médicament ne parvienne au stade de commercialisation). Ce progrès immense, on le doit aussi aux fausses bombes de sang s’éclatant contre les murs du laboratoire Roche (dont le nom a été changé pour les besoins du film).
Les conflits d’intérêts, dont nous reparlerons dans ce blog, car il s’agit aussi de déni, entre l’intérêt économique des firmes et l’intérêt de santé publique est bien mis en évidence. Cette partie du film est très juste. La loi Kouchner 2002, imposant au corps médical d’écouter la parole du patient doit aussi beaucoup aux actions d’Actup.
Actup, si je traduis littéralement, veux dire agir vers le haut, sortir par le haut d’une situation de déni. Il ne faut pas se rendormir, les forces du recouvrement sont naturelles et même structurelles, elles existent et existeront toujours dans l’inconscient humain comme dans l’inconscient collectif sociétal. Didier Lestrade, le vrai président d’Actup à ses débuts et que l’on reconnait sous les traits de thibaud ne dit-il pas « qu’il ne serait probablement plus possible d’agir avec une telle radicalité actuellement ». Merci au cinéma français et à Robin Campillo, dans la ligne de Laurent Cantet (avec qui il a travaillé pour Entre les murs et plus récemment pour L’atelier) d’être le cinéma du réel, de nous montrer en face ce réel si souvent recouvert dans le cinéma américain par l’expression d’un fantasme collectif (the american dream) où tout le monde applaudit à la fin.
À la fin de 120 bpm, j’ai surtout entendu du silence.