Confortablement installé dans mon canapé, j’apprends ce qui s’est passé loin de chez moi, quelque part au moyen orient à Karachi ou Kaboul. Je suis pourtant frappé par le spectacle de ces gens qui crient au milieu des ambulances qui affluent.
Puis tout d’un coup, cela survient plus près, en Europe, dans ces villes celle qu’on connait bien : Londres, Madrid… Je me dis alors que la mondialisation ne généralise pas que les marchandises. Viennent enfin les attentats de Paris où des personnes, dont on ne réalisait pas tout à fait à quel point elles comptaient pour nous, disparaissent parce qu’elles appartiennent à un journal libre.
Je me souviens, dans ce moment de sidération provoqué par les attentats de Charlie Hebdo, être assis dans mon bureau, et apprendre soudain que Bernard Maris comptait parmi les victimes, lui dont les chroniques de Charlie où les débats sur France Inter appartenaient à mon quotidien. Je me souviens, oui très bien, m’être effondré en larmes presque malgré moi..le déni tombait. Les terroristes avaient réussi à me toucher personnellement.
Plus récemment, en voyage familial à Londres, j’ai tenu à visiter le parlement anglais avec mes enfants. Je voulais absolument leur montrer la chambre des communes, son décor vert, les acclamations qui scandent les propos des députés. Je disais à mes enfants qu’il y a 20 ans, c’est là que s’était décidée la participation du Royaume Uni à la guerre en Irak sous la conduite de Tony Blair (finalement n’était ce pas le point de départ d’un regain de terrorisme djihadiste ?).
Nous avons donc passé quelques heures à attendre de rentrer dans ce lieu sacré de la démocratie. Lieu sacré aussi d’une certaine façon pour les terroristes djihadistes qui voudraient le remplacer par le sacré de leur prétendue théocratie. Un policier en faction s’est fait poignarder à l’endroit même où nous attendions pour rentrer quelques jours auparavant.
Une sorte de peur rétrospective s’est emparée de moi devant ma télé, là encore à ma grande surprise. C’était le second moment où je me suis senti touché personnellement par ces terroristes.
Expliquer n’est pas commencer à excuser
Je laisse les subtilités de la réponse sécuritaire à d’autres. Je ne la conteste pas. Je cherche plutôt à comprendre, à expliquer. Car expliquer ce n’est pas commencer d’excuser comme l’a malheureusement déclaré Manuel Valls le 9 janvier 2016.
D’un déni l’autre
Qu’y a t-il dans mon propre déni que deux évènements rapprochés se sont chargés de lever, qui puisse faire écho au déni de ces jeunes radicalisés ? S’agit-il de monstres d’une autre espèce ou sinon, quelle ressemblance peut-il y avoir entre eux et mes propres fils ou même avec le jeune homme que j’ai été ?
Le coup d’état du déni
Le problème ne se résume pas au radicalisme jihadiste, il interroge le processus de radicalisation de toute pensée, celle que nous portons tous en nous quelque part. Comme père, on est aux premières loges pour observer par exemple comment un fils qui se construit avec difficulté porte en lui une radicalité qui semble basée sur une forme extrême de déni. Quelle armure de certitude, en fait un profond déni, l’empêche lui aussi de comprendre ce qui lui arrive…Le radicalisé ne dénie pas légèrement, il brandit son déni, il grimpe dessus et crie au monde de changer, de se conformer à ce déni. C’est un coup d’état du déni sur une personnalité en construction, donc fragile.
Le nœud coulant de la radicalité
En outre, la radicalité est particulière par sa tendance à se renforcer à mesure qu’on la questionne, qu’on l’affronte. Une image caractérise bien l’impasse de la radicalité et comment la tentative de levée du déni peut précipiter les choses : celle du noeud coulant. Plus on veut dénouer ce noeud maladroitement ou brutalement et plus il se resserre (l’expérience de la pêche à la ligne est indispensable pour bien appréhender cette image !). Le tout est d’introduire au centre du nœud coulant une pointe qui évite qu’il ne se resserre complètement. Alors ce risque n’est pas vain et un dénouement peut finalement survenir.
Tenter de comprendre
Certains psychanalystes le disent et certaines études le montrent (voir cet article). Il existe un terrain fertile, c’est celui de l’humiliation, qui, si elle a été plus ou moins réellement vécue, n’en a pas moins réellement affecté le sujet. Nul besoin de chercher à être original : cette humiliation est avant tout sexuelle (il faut reconnaitre à Freud s’il n’a peut être pas envisagé toutes les évolutions modernes de la psyché, d’avoir au moins mis en évidence le pivot incontournable de son fonctionnement).
L’article du Monde regroupe des extraits assez éloquents des lettres envoyées par les djihadistes à leurs proches. Elles sont souvent envoyées par de jeunes hommes aux femmes de leur famille, la mère, la sœur, la compagne. Il y est question de compenser voir de sauver les carences du père, de réaliser en acte ce que le père est censé n’avoir pu réaliser.
Quelque chose de la relation aux autres n’a pu se faire, probablement du fait du rapport malaisé du père à la société, du traumatisme refoulé du père, faut-il peut-être même oser dire. Une place que doit prendre le père pour ouvrir le fils aux autres, devant lui plus que derrière lui (car le rôle du père n’est pas non plus de proposer au fils de suivre son chemin derrière lui mais d’ouvrir à son fils des chemins possibles) n’a pas été prise.
En arabe religion se dit « din » qui veut dire également « dette »
Aux côtés de la mère, le fils remplace alors dans son urgence le père défaillant. Pour affronter le tabou symboliquement incestueux qui en résulte, il doit payer une dette. Les religions jugulent cette sensation de dette (en arabe religion se dit « din » qui veut dire également « dette » !) en proposant de la payer par un sacrifice. On peut redouter que plus la relation au père est trouble, plus le rapprochement avec la mère est intense, et plus le sacrifice devient une porte de sortie à ce conflit intolérable. Le sacrifice de la vie proposé par le djihadisme est malheureusement probablement bâti sur cette faille. C’est ce que je comprends, mais c’est surement réducteur.
« il suffit de si peu, de si infiniment peu, pour se retrouver de l’autre côté de la frontière au delà de laquelle plus rien n'[a] de sens » Milan Kundera (Le livre du rire et de l’oubli)
Rien de si singulier donc dans la construction mentale de ces djihadistes nés et élevés dans nos pays occidentaux, dont certains sont sociabilisés, [semblent] aimer la vie comme le dit Serge Hefez dans son allocution au colloque Gypsi de novembre 2015. Il ne s’agit pas de déséquilibrés au sens trop étroit que les commentateurs politiques ou les journalistes lui donne, mais de sujets en proie à un déséquilibre profond, fondamental, universel même en quelque sorte. Le djihadisme ne fait que s’adresser à cette faille identitaire au moment le plus propice et pour le pire. Comme l’écrit si bien Milan Kundera dans Le livre du rire et de l’oubli « il suffit de si peu, de si infiniment peu, pour se retrouver de l’autre côté de la frontière au delà de laquelle plus rien n'[a] de sens[….]. Tout le mystère de la vie humaine [tient] au fait qu’elle se déroule à proximité immédiate et même au contact direct de cette frontière ».
Porte de sortie
Glissons la pointe dans le noeud coulant du djihadisme en y repérant ce qui, chez l’individu concerné, a fragilisé l’identification au père. Ne réservons pas ce traitement à telle ou telle communauté (même si pour des raisons de tragique actualité, la religion musulmane doit certainement produire l’effort le plus significatif pour interroger son enseignement). Aidons ce jeune en construction, quel qu’il soit et nous en avons tous autour de nous, à repérer sa place, à asseoir cette place sur une possibilité d’identification symbolique au delà de la défaillance du père, en fonction d’un désir singulier à chercher, trouver, construire.
Opposons à cette dérive radicale une autre radicalité, celle du désir, expérience qui survient lors d’une psychanalyse.
En tant que père, je rejoins Serge Hefez dans sa conclusion que bien peu de choses au fond séparent un jeune djihadiste radicalisé de mon propre fils. C’est sur cette base que je veux continuer de chercher à comprendre ce qui se passe actuellement.