Ses valeurs

Tant de choses vont être écrites sur cette disparition. Nul besoin d’être historien de la seconde guerre mondiale, spécialiste de la shoah, expert de la Vème république ou du féminisme pour exprimer qui nous venons de perdre. Si elle a été si longtemps la personnalité préférée des Français, c’est parce qu’elle incarnait, peut être confusément, des valeurs françaises. Ces mêmes valeurs que nous, français, passons notre temps à nous dénier et qui resurgissent pourtant comme dans la rue le 11 janvier 2015 peu après les attentats de Charlie Hebdo. Ces mêmes valeurs qui sont plus souvent reconnues de l’étranger que connues de nous même, et qui ont attiré dans les rues de Paris une pléïade de chefs d’état, alors que de mêmes attentats touchent d’autres villes avec le même aveuglement sans pour autant déclencher cette solidarité. Probablement aussi les valeurs qui ont permis récemment à la France de dresser le premier vrai barrage à la xénophobie en vogue ailleurs sur le continent.

Elle représentait donc mieux que personne l’identité nationale en incarnant l’idée qu’on est français d’abord par des valeurs plus que par des origines.

Son expérience

Elle a vu le pire de l’homme, de près, elle a perdu ceux qui lui étaient le plus cher, puis elle en est revenue. Ça ne fait pas d’elle quelqu’un d’exceptionnel en soi. Elle le disait elle même. Au delà de sa ténacité, elle a surtout eu beaucoup de chance, comme par exemple d’échapper au typhus qui faisait des ravages dans les camps sans se préoccuper de la valeur de ceux qu’il frappait.

La façon dont elle a affronté ce traumatisme ineffaçable

Ce qui fait d’elle quelqu’un d’exceptionnel à mes yeux, ce qui me touche profondément, et ce qui explique ces lignes, c’est la façon dont elle a affronté, dans sa vie d’après, ce traumatisme ineffaçable et, au delà, les dénis qui les accompagnent souvent.

Son silence face au déni

Comme la plupart des rescapés, elle s’est d’abord tue. Silence absolu. Puis, parlant de son expérience concentrationnaire, on était frappé du détachement, voire de la froideur, renforcée par son regard couleur d’acier, avec lesquels elle abordait ces moments. Seules une ou deux évocations de ses proches pouvaient mouiller ce regard. Elle ne faisait alors, quand elle en parlait, que substituer au silence absolu un autre silence, disons relatif.

Mais pourquoi ces silences ?

Il fallait recouvrir cette horreur

Cela interpelle d’autant plus maintenant que les moindres sentiments sont partagés sur les réseaux sociaux (comme les miens sur ce blog par exemple). mémorial de yad vashem qui symbolise l'espoirElle se tait parce que le traumatisme a quelque chose d’indicible. On retrouve cette difficulté en arrière plan de tous les écrits majeurs sur la shoah (L’écriture ou la vie de Jorge Semprun, Si c’est un homme de Primo Levi, La nuit d’Elie Wiesel, trois écrits qu’il faut peut-être avoir lu pour se sentir pleinement européen).

L’indicible ne vient nullement d’une incapacité de celui qui a vécu le traumatisme, mais de l’absence de réelle écoute de ceux qui ne les ont pas vécus, du déni qu’ils imposent en quelque sorte. La société française, comme toutes les sociétés européennes d’après guerre, s’est en effet protégée par le déni. Il fallait recouvrir cette horreur. Cela a peut-être été salutaire sur le coup.

Plusieurs expressions du déni se sont manifestées: des fêtes de la libération (qu’elle dit ne pas avoir pu fréquenter) au maintien en poste de collabo éminents (Bousquet, Papon, ou encore le grand père d’Alexandre Jardin – il faut avoir lu son meilleur livre, selon lui et selon moi aussi: Des gens très biens) en passant par la reconstruction effrénée du pays.

Cet immense déni d’après guerre qu’elle a dû, comme d’autres, affronter.

L’indicible et le silence qui en procède n’est ni plus ni moins qu’une attitude préventive de la part des traumatisés devant le surcroit de douleur provoqué par le déni de ceux qui sont supposés les écouter. Douleur supérieure à celle du traumatisme même. Une deuxième peine, celle qui verrouille la possibilité de s’en sortir complètement.

Affronter le déni

Alors, Oui, elle est exceptionnelle. D’abord parce qu’elle a choisi de toujours incarner face à ces dénis une sorte d’immense et intense dignité. Elle a, contrairement à d’autres rescapés qui n’ont jamais pu le faire, affronté ce déni sociétal et s’est ouverte progressivement au récit. Elle a alors ouvert, par sa notoriété, une porte qui a fait du bien à beaucoup d’autres, comme l’écrit Delphine Horvilleur « A côté de nos grands-parents, qui, bien souvent, ne pouvaient pas dire et dont le mutisme pesait si lourd, sa présence et ses paroles furent pour beaucoup d’entre nous un puissant pilier de résilience, une sortie du silence familial » .

Son désir

Elle est exceptionnelle aussi parce qu’au delà de la dignité, une réponse déjà forte en soi, elle a réussi, comme Boris Cyrulnik et son concept de résilience, à transcender ce traumatisme dans une action politique dont les orientations ont constitué autant de réponse à son traumatisme.

Son engagement européen, qui lui valut d’être présidente du parlement européen, a indiqué que l’Europe était la façon la plus sûre de ne jamais voir la barbarie se réinstaller.

Son engagement pour le droit à l’avortement est un combat pour la liberté, pour le désir au sens psychanalytique du terme. Elle exprime que la grossesse doit aller de pair avec le désir d’enfant de la mère, et que ce désir est fondateur pour l’enfant à venir. Était-ce une réponse à l’inhumanité des camps que de réserver au désir une place prééminente sur la pulsion naturelle et violente de l’homme ?

Elle a répondu à la sauvagerie par la construction d’un désir hors norme, celui qui l’a sauvée là-bas mais surtout celui qui l’a sauvée après et jusqu’à il y’a quelques jours.

C’est cette réponse qui fait que la tristesse du jour peut se muer en espoir. C’est celle que je choisis en tout cas.