Cette élection présidentielle n’a rien à voir avec les précédentes. Tout le monde le voit, elle marque une fracture entre deux « France ». Fracture trouvant dorénavant son expression dans un vote protestataire majoritaire contrairement à 1995 où elle avait été seulement théorisée par Chirac, et à 2002 où le même Chirac l’a dédaignée en ne constituant pas un gouvernement d’ouverture. L’abstention, le vote blanc ou nul et le vote Le Pen ont en effet rassemblé 56% des inscrits au second tour, ce qui est identique au chiffre regroupant abstention, votes blancs ou nuls, vote Le Pen ou Mélenchon au premier tour (56%).

Ces 56% pourraient se retrouver un jour dans un vote Le Pen, n’est ce pas ce que nous devons collectivement éviter ?

Fractures

Fracture des gagnants et des perdants de la mondialisation dit-on. Fracture des gagnants et des perdants tout court vaudrait-il mieux dire. C’est ce qui est nouveau. Beaucoup a été écrit sur les déterminants de cette fracture, peu sur ce qui risque d’empêcher encore une fois sa résolution: un déni de ses causes.

Fracture géographique

Certains ont théorisé des déterminants géographiques opposant une France de l’ouest au maillage plus compact et au dynamisme économique face à une France de l’est désertifiée industriellement, culturellement, médicalement. D’autres ont cru reconnaître une structure géographique plus fondamentale, les zones périurbaines se vivant décrochées par rapport aux zones urbaines. Chacun a pu en effet le constater: à Bordeaux par exemple, une ville pourtant emblématique de l’ouest des gagnants, les petites villes au delà de la ceinture du périphérique ne sont pas ou peu reliées au centre ville par tramway. Leur jeunesse et les classes moyennes qui y habitent s’entassent alors dans les grandes surfaces commerciales périrubaines le samedi après midi…on peut se demander si le vote Le Pen ne commence pas là.

Fracture sociale

Des analyses, plus sociologiques qu’économiques, vont plus loin. Elles pointent les inégalités sociales, où qu’elles se trouvent, parfois ressenties plus que réelles (??), parfois bien réelles (!! Manuel Valls premier ministre n’a t-il pas parlé d’ « apartheid social »). Ces fractures sont certainement pertinentes mais elles ne sont pas complètement satisfaisantes. L’ensemble des responsables politiques s’en contente pourtant. Combien de fois a t-on entendu depuis que le FN est apparu: « nous avons entendu l’inquiétude et la colère des français ». Ils sont également conscients que Le Pen au second tour amène une modification majeure de la réponse à apporter à cette fracture. Le débat droite-gauche masquait paradoxalement la question de la fracture sociale. L’élection du candidat républicain contre Le Pen ramène cette question au premier plan.

Chirac, pris comme un lapin dans les phares d’une voiture en 2002 ne l’a pas vu. Macron, fort de cette expérience historique va sûrement réagir différemment. On le sent dans le climat post-élection. Dès le soir du second tour, aucune fête, aucun état de grâce. Un président grave qui sait à côté de quoi nous sommes passés et qui, probablement, connaît le risque de son échec. Il va tenter de prendre en compte cette fracture des inégalités mais la comprend-il au fond ?

En marche ?

marcher avec le déni, c'est marcher comme un poulet sans tete

Première inquiétude, son incapacité à formuler la question simplement.

Car les mots simples pourraient être ceux-ci: « je reconnais que vous subissez des inégalités qui montent. Jugez moi sur ma capacité à les réduire ». Autrement dit, de façon plus complexe, comment éviter la légitime et désastreuse sensation d’injustice à voir les cercles vertueux des gagnants quand les perdants sont coincés dans des cercles vicieux. Dans les mots, ce président n’est pour l’instant pas sorti du vocabulaire habituel mêlant grandiloquence des valeurs de la France avec discours techno sur l’Europe et l’économie.

Il ne parle pas simplement des inégalités.

Espoir un jour d’être dirigé par une femme ou un homme ayant subi de vrais échecs intimes

On peut s’inquiéter d’Emmanuel Macron (on peut bien sûr aussi décider de lui faire confiance).  Il n’a jamais perdu. Tout lui a toujours réussi. Nul ne conteste son talent ou ne lui reproche sa réussite, largement méritée. On peut par contre contester sa capacité à comprendre ce qu’est perdre et donc ce que ressent et de quoi a besoin un perdant. Quelque chose de l’autre côté du miroir qui ne peut vraiment être compris que s’il est vécu. Espoir un jour d’être dirigé par une femme ou un homme ayant subi de vrais échecs personnels intimes, s’étant retrouvés à la merci des cercles vicieux dans lequel la souffrance de ces échecs vous place et s’étant construits en les surmontant.

Quel est le déni des gagnants ?

Quel aveuglement les empêche de s’expliquer l’incapacité des perdants à se relever seuls ? Est il possible de construire une pensée indépendante et lucide sur ce point quand les parcours, et donc les opinions auxquelles on se frotte, sont aussi homogènes ?

ENA, science po, conseil d’état ou cour des comptes, pantouflage dans les grandes entreprises ou banques dont les cercles dirigeants ont des relations incestueuses avec les cercles politiques… Le simple fait de s’y sentir bien et d’en accepter le jeu ne constitue t-il pas une forme d’abandon de son indépendance. Indépendance, lucidité, que le déni va alors se charger de recouvrir. Macron qui nomme Philippe ne renouvelle ou ne refonde rien en tout cas sur ce sujet là.

L’allemagne ou un exemple de déni des gagnants

Le déni des gagnants, on le retrouve sur la question essentielle de l’Allemagne (cf. l’article de blog précédent). De l’interaction avec l’Allemagne va découler le sort de l’Europe. Ils gagnent économiquement, leur balance commerciale de plus de 200 milliards d’euro en atteste. Mais cela les aveugle. Ils ne réalisent pas que ce gain se fait aux dépens ou grâce aux autres pays européen. Thierry Pech parle de politique mercantiliste de l’Allemagne et de la théorie du coucou, cet oiseau qui se niche dans le nid des autres.

Certes, comme le dit notre nouveau président, on peut tous « rêver de devenir milliardaire », mais on ne le devient qu’au détriment des autres. C’est facile à comprendre. L’Allemagne et ses habitants qu’ils soient de centre droit ou de centre gauche ont horreur des discours, très français, sur l’inégalité. La promotion de l’égalité tirerait vers le bas l’ensemble, selon eux. Voilà un clivage politique qui n’est pas mort. L’Allemagne doit comprendre qu’elle doit associer à sa réusite économique une dimension de solidarité européenne.

A la concurrence des gagnants, il est urgent de substituer la coopération entre tous.

Le prisme économique

Le déni se lit aussi dans le prisme économique dans lequel la réponse dominante se construit. Caricaturons un peu. Tout passerait par la résolution de la question de l’emploi. A droite, et là Macron s’y retrouve, on croit à l’emploi coûte que coûte. L’autonomie viendrait avec l’emploi. Il faut donc tout mettre sur l’emploi. Macron n’a t-il pas déclaré à propos des jeunes pédalant pour Deliveroo à 4 euros de l’heure: « qu’est ce qu’on leur a proposé de mieux depuis 10 ans ? » C’est là encore une bombe à retardement FN que d’admettre cela. A gauche, pas mieux, trop souvent encore, il s’agit d’une protection aveugle et sans condition.

Un nouveau contrat

Pour s’en sortir, un perdant n’a besoin ni d’une autonomie forcée qu’il n’est pas capable d’assumer, ni d’aides automatiques infantilisantes.

Il lui faut s’engager dans un contrat. Social. Thérapeutique. Economique. Celui dont chaque personne en difficulté personnelle psychique physique ou professionnelle doit signer avec ceux qui sont là pour l’aider. Signer avant tout avec lui même.

Sauter du cercle vicieux au cercle vertueux

Le revenu universel, bien expliqué et bien compris, revu par rapport à sa première mouture, me parait redéfinir la notion d’emploi pour la tirer vers la notion de contrat social. L’emploi est une notion plus réductrice que la notion de travail que le revenu universel reconnaît et qui peut prendre d’autres formes que l’emploi (travail associatif, travail artistique, travail sur soi …) Le revenu universel doit évoluer vers une forme de redéfinition du contrat social. Ce peut être une passerelle pour les perdants pour sauter du cercle vicieux au cercle vertueux. Sans oublier d’où ils viennent.

C’est en tout cas un vrai débat d’avenir capable de nous sortir du déni des gagnants.